Entretien avec Catherine Breillat au sujet de Romance

Entretien avec Catherine Breillat au sujet de Romance

Une des scènes les plus marquantes de Romance est la scène du rêve, ou du fantasme, qui montre Marie coupée en deux, d’un côté le sexe, de l’autre les sentiments. Ça résume la condition du person­nage de Marie ?
Ça résume le personnage de Marie, et pour moi ça résume aussi beaucoup d’autres vies de femmes, et beaucoup d’autres person­nages de femmes. La femme coupée en deux, c’est aussi le sujet de Belle de jour, qui est inspiré par La Dame de pique, un roman russe que j’avais lu quand j’étais petite. C’est une chose que je ressentais très fortement, et je pense que je ne suis pas la seule dans ce cas. Marie est consciente d’être coupée en deux, elle sait que son corps est d’un côté et son âme de l’autre. Elle est lucide, mais elle n’est pas encore incarnée. Ce n’est qu’à la fin du film qu’elle s’incarne en une femme dont le corps et l’âme ne sont plus séparés. La naissance qu’on voit est symboliquement la sienne. 

La voix off de Marie souligne l’étrangeté de son morcellement, comme si elle était à la fois très proche d’elle-même et absente à ce qui lui arrive…
La voix off fait le passage entre les deux parties de ce corps coupé en deux. Mais pour moi, ce n’est plus une voix off, c’est la voix intérieure de Marie, l’expression de son état profond. Cette voix intérieure a d’ailleurs été enregistrée principalement après les prises, sous le coup de l’émotion, et je tenais

beaucoup à cette vérité. Un tournage, c’est comme une commotion cérébrale, il y a un danger, et ça change la voix. Marie sait les choses, mais elle ne les sait que sous l’emprise d’une émotion, elle ne se les formule qu’à ce moment-là et c’est comme ça qu’elle va avancer sur son chemin vers elle-même.

 

Dans la scène du rêve, le sexe est bestial, infernal, mais, au fond, ce sont plutôt les sentiments qui font de la vie de Marie un enfer…
Oui, et pourtant je n avais pas écrit le film comme ça. J’ai été très étonnée, quand je me suis retrouvée au montage devant un premier bout-à-bout, de voir que j’avais tout inversé pendant le tournage : la romance était soudain ce qui aliénait et abaissait le plus Marie ; et les choses très sexuelles du scénario, qui devaient montrer sa déchéance même si je voulais évidemment que mon actrice ne soit pas avilie, la magnifiaient. C’était comme une expérience chimique ou alchimique, comme quand Marie Curie a découvert le radium. J’ai compris qu’on nous cache totalement que le sexe n’abîme absolument pas, et que c’est au contraire une épreuve initiatique qui vous permet d’accéder à quelque chose de vous-même, comme une voie royale. A condition bien sûr de savoir accéder à cette transformation, et de ne pas sombrer dans des perversités répétitives qui, elles, sont assez lamentables. Marie plonge dans un gouffre pour faire un chemin de lumière.

 

Elle fait cette expérience de façon radicale, sans peur. Qu’est-ce qui lui donne le pouvoir de s’abandonner ainsi ?
Le fait de connaître la transgression. J’ai tourné dans mes films pas mal de scènes d’amour très «scabreuses», mais à chaque fois, j’avais besoin de tirer les moments les plus hard vers une sorte de pureté. Cette pureté, on ne la trouve qu’avec les femmes, parce qu’elles connaissent la transgression justement, elles savent passer par ce qui vous abîme le plus pour atteindre ce qui vous magnifie le plus. Trouver ça avec une femme, une actrice, ça a pour moi un sens très profond sur l’obscénité des femmes qui obsède le monde puisque toutes les sociétés, religieuses et même laïques, reposent sur un moralisme qui suppose que les femmes ont quelque chose qu’il faut leur interdire, une obscénité supposée. Le sexe, qu on nous présente toujours comme un mode d’avilissement, est simplement le passage du tabou, et que si on a la force de passer par là, on arrive à quelque chose qui nous donne une majesté. L’obscénité fait partie du chemin rayonnant du désir et de l’amour. On voit bien que Caroline, à un moment donné, est comme les saints entourés d’une aura, elle est en majesté, avec une lumière qui émane d’elle. Elle est rayonnante.

Mais pourquoi aime-t-elle Paul, ce garçon qui ne la «baise pas» ?

Parce qu’elle partage l’idée de tout le monde sur les femmes. L’idée que le désir qu’elles inspirent aux hommes est une obscénité. A partir du moment où Paul aime Marie, il veut rejeter cette attraction, ce sentiment d’obscénité, de mépris, et malheureuse­ment, il rejette du même coup aussi son désir pour Marie. C’est très logique.

Paul représente l’intellectuel ?
Il représente l’esprit contre la chair parce qu’il représente le monde masculin. Un monde qui a inventé le clivage, qui ne comprend les choses que partagées entre le bien et le mal, la culpabilité et l’innocence, le noir et le blanc, les bons et les méchants… Je pense au contraire que dans toute chose il y a son inverse, et c’est le cinéma qui m’a fait comprendre cela: à chaque moment, on peut filmer une chose et son inverse absolu. A partir de là, notre vision se transforme, on comprend que le désir d’obscénité, c’est un désir de pureté. Au lieu de ça, Paul renvoie à Marie l’image de la femme qu’on met sur un piédestal et qui devient la Vierge. Ce que font très souvent les hommes, qui dissocient énormément leur femme, la mère de leurs enfants, et les autres femmes, leurs maîtresses. Il n’y a qu’au moment fusionnel de la rencontre amoureuse que les hommes parviennent à mettre ensemble le désir et l’amour courtois. Dans une relation de durée, l’amour courtois existe, on voit bien que les hommes nous aiment, mais ils nous aiment comme si on était mortes, comme une image à laquelle on rend un culte. Charnellement, ils nous détestent.

Avec le personnage de François Berléand, vous montrez cependant un homme qui est en possession de la jouissance de la femme…
Oui, mais cet homme est en possession de la jouissance de la femme au détriment de la sienne. Il est comme un passeur. Il amène Marie vers autre chose parce qu’il connaît les femmes, et son plaisir, c’est d’être cet initiateur. C’est un plaisir de maître.

L’amant parfait, ce serait donc le personnage qu’interprète Rocco Siffredi ?
Rocco est dans mon film comme il est dans la vie, je crois. C’est quelqu’un de formidable, un homme comme les autres hommes devraient être. Parce que c’est un homme qui n’a pas peur de se dire qu’il n’est pas un homme, il sait que bander n’est pas un problème pour lui, et comme il n’a pas peur de ça, il n’a pas besoin de dominer bêtement la femme. La scène où il est au lit avec Caroline a été très difficile à tourner, parce qu’ils n’avaient pas le même langage, c’était deux mondes difficiles à réunir, chacun se sentait mutilé. Rocco m’a dit: «Je ne suis jamais allé avec quelqu’un qui ne m’aime pas, parce que même dans les films pornos,je cherche le vrai». Et c’est juste, en effet. Dans la relation sexuelle, Rocco cherche un éblouissement, un sentiment très métaphysique, la même chose au fond que ce que le personnage de François Berléand fait passer à Caroline. Pas la petite satisfaction d’avoir baisé une femme, mais quelque chose de fondamental : avoir cherché une fusion dans laquelle on se perd.

En tournant avec Rocco Siffredi, une star du porno, vous transgressez les barrières entre cinéma X et cinéma d’auteur, ce qui est un exercice périlleux…
J’ai caché à toute l’équipe que j’avais choisi Rocco jusqu’à la veille de son arrivée, parce que les gens ont des a priori et s’ils avaient su ça avant de commencer le film, ils auraient pensé que j’allais vraiment faire un film porno et personne n’aurait voulu se commettre dans un tel projet, y compris mes techniciens. La seule qui est absolument délicieuse, c’est ma monteuse, Agnès Guillemot. Elle est pourtant très catholique, mais en un sens je suis très puritaine, donc on se retrouve très bien. Rocco pour elle, c’est un ange. Et c’est vrai que peu d’hommes ont sa tendresse et ce respect quand il s’agit d’arriver à baiser une femme. Mais pendant le tournage de la scène entre lui et Caroline, l’ingénieur du son sortait de sa cabine pour m’expliquer en hurlant que ce n’était pas du cinéma. Il faut dépasser les tabous, mais les gens ne te laissent même pas faire les choses, ils t’enfoncent dans le tabou, là où ils s’arrêtent, là où c’est moche, et ils ne te laissent pas passer là où c’est beau. Moi-même je le sens ce poids du tabou, et arriver à le transgresser était dur pour moi aussi. Ce film était une épreuve comme jamais je n’en ai traversée, et si je n’avais pas eu Caroline, mais une actrice pour qui ça aurait été un viol permanent de jouer Marie, je ne sais pas si j’aurais eu la force de faire ce film. On a tourné Romance en sachant que c’était le film de tous les dangers, mais avec une force qui nous soutenait l’une et l’autre. Je savais qu’il fallait que Caroline traverse le film comme une épée qu’on trempe dans le feu, qu’elle soit comme une flamme.

Il est aussi parfois question de la pornographie dans ce que dit Marie en voix off :
Le film entretient un rapport étroit et profond avec la pornographie, mais il n’est jamais pornographique.
Parce que Caroline n’a pas du tout un corps pornographique, mais un corps très compact, presque une abstraction de corps. Elle est si peu obscène et elle a tellement d’âme que ça gomme la pornographie. Elle a une grâce incroyable. Dans la scène avec Rocco, elle s’enroule et se déroule sur le lit pendant huit minutes et il n’y a pas un faux mouvement, tout est gracieux. Ce qui me frappe dans cette scène avec Rocco, c’est aussi qu’à la fin c’est lui qui meurt, on a l’impression qu’il est en train de mourir tellement il s’abandonne. C’est de loin lui le plus faible. Quand un homme est extrêmement viril, comme l’est Rocco, il peut se permettre d’être le plus faible, ce qui est la réalité de l’acte physique entre un homme et une femme. La jouissan­ce de la femme l’emporte dans un ailleurs très surnaturel, elle échappe complètement à l’homme. Alors que l’homme qui jouit est en train de cesser d’être un homme au sens où il se représente lui-même en tant qu’homme, c’est-à-dire comme un sexe en érection. Et ça, ça se voit sur le visage de Rocco. Pour donner ça à un metteur en scène, il faut beaucoup de courage. Rocco a accepté cette mort qui n’était pas prévue au scénario, même si j’avais fait placarder partout sur le plateau une phrase d’Oshima qui dit que tout metteur en scène a un jour envie de filmer un homme et une femme en train de mourir, parce qu il a envie de filmer ces deux êtres dans la jouissance, qu’on appelle la petite mort après tout.

Marie dit que les femmes sont les victimes expiatoires des hommes, mais son histoire ne prouve-t-elle pas le contraire ?
A la fin seulement. Je crois que les femmes sont victimes de tous les hommes. Comme elles les aiment, elles aiment quand même ça aussi. La position d’aliénation est aussi un fantasme et un désir, même s’il n’est pas très honorable. C’est l’histoire de Barbe Bleue, qui était mon conte préféré, l’histoire d’une femme qui aime l’homme qui tue les femmes. Ça représente à la fois très bien le fantasme amoureux des femmes et la réalité de ce monde où, finalement, les hommes tuent toujours les femmes, d’une certaine manière.

Le moment où Marie et Paul font finalement l’amour est terrible. Il la jette par terre mais cet acte sexuel est très avilissant pour lui aussi : ce n’est pas le mâle glorieux, c’est la gougoutte séminale…
C’est pousser les choses loin mais je connais des couples harmonieux, qui ont un enfant, et tout a coup, on a des confidences et on comprend que cet enfant, c’est la seule fois où ils ont fait l’amour en plusieurs années de mariage. Ça arrive souvent. Les couples vivent énormément en compagnonnage, dans une vie assexuée, totalement. Comme les gorilles, qui ne font l’amour que pour procréer, une fois tous les deux ans, mais vivent en harmonie avec leurs femelles.

La mort de Paul, éliminé sans autre forme de procès, fait surgir une violence assez grande contre les hommes : c’est encore la radicalité du personnage de Marie ?
C’est une violence contre les hommes comme ils se posent, c’est-à-dire en dominateurs, en mâles dominants, très musculairement finalement, de façon animale. Ces instincts animaux, il faudrait les dépasser pour aimer non pas la force, mais la force de la pensée. Mais les hommes qui veulent aimer les femmes commencent par les dominer pour être sûrs d’être des «hommes». Marie s’est d’ailleurs soumise dans la romance. Une femme attend toujours de l’homme qu’il lui apporte quelque chose, ce qui est aussi un défaut, il faut le dire. L’homme doit lui apporter ce qu’elle ne s’apporte pas elle-même, et en exigeant ça de lui, elle empêche l’homme de lui donner. A ce moment-là, mon personnage est en train de s’avilir, de ne pas se demander à elle-même ce qu’elle réclame à l’autre. Mais la mort de l’homme dans le film est d’abord symbolique. Ça veut simplement dire que Marie n’aura plus besoin de ça et que même quand elle aura une nouvelle relation amoureuse, ça sera réinventé sur un autre plan, où elle ne demandera plus à l’autre de l’élever comme s’il était plus haut.

Tous les hommes que rencontre Marie ont un rôle symbolique fort. Pour vous, Romance est une fable?
Marie fait coup sur coup les expériences fondatrices qui demandent plusieurs années d’une vie. C’est un parcours ramené à l’essentiel, qui condense son expérience de façon symbolique. Mais dire que ce film est une fable m’ennuie, ça voudrait dire qu’il y a une morale. Pour moi, c’est une quête héroïque. Je voulais que ce soit un univers magique. J’ai d’ailleurs toujours voulu filmer magiquement, c’est-à-dire faire en sorte que les choses arrivent d’elles-mêmes, ce qui est bouleversant. Ça demande du travail, ça fait peur, mais on peut arriver à faire en sorte que tout arrive tout seul. C’est ce que j’appelle la magie. Et puis j’ai eu envie de faire ce film comme l’oeuvre au noir et l’oeuvre au blanc, une quête alchimique. C’est venu en fait par hasard, je me suis rendu compte que tout se mettait en place selon les symboles de l’alchimie. Le passage devant le miroir en est un, par exemple.

L’univers du personnage de François Berléand est d’ailleurs presque abstrait, mental, comme l’appartement blanc de Paul. Vous avez voulu que les décors aient aussi une dimension symbolique dans le film ?
J’aime beaucoup les appartements blancs, ça me fascine. Quand on filme un appartement blanc, il y a quelque chose qui entraîne vers le symbole beaucoup plus que dans la vie. Mais je pense que les choses sont toujours symboliques, et c’est normal car les symboles nous habitent inconsciemment et nous leur obéissons. C’est ce qui m’a donné envie de travailler sur les couleurs. Les couleurs alchimistes, qui sont le noir bistre, comme le brun de la terre, l’écarlate, le blanc et un tout petit peu d’or que j’ai mis un peu par­tout. Mais on bannit le bleu, qui est la cou­leur de l’église. Avec François Berléand, c’était l’oeuvre au noir. Quand on a tourné la scène où il pend Marie à la fenêtre, j’ai filmé la répétition au cas où il se passerait quelque chose. Et ce qui s’est passé, c’est qu’un voile de mort à recouvert toute la scène. C’était très impressionnant, comme si on avait tou­ché à quelque chose de magique, les gens ont été extrêmement troublés. Et c’est la répéti­tion que j’ai prise au montage. L’oeuvre au noir, c’est cela: passer par toutes les épreuves jusqu’à une destruction, engager un travail sur soi-même qui passe par une mort, et de cette mort naît l’oeuvre au blanc, la vie, l’épure sur soi-même.

La voix intérieure de Marie semble parfois être la vôtre. Est-ce qu’il y a beaucoup de vous dans ce film, plus que dans les précédents ?
Il y a beaucoup de moi, oui, et forcément plus que dans mes autres films puisque j’ai plus d’expérience. A chaque nouveau film, je puise en moi-même en allant plus loin. C’est une connaissance, mais je n’ai pas de démarche autobiographique. J’ai une démarche artistique, qui est de puiser en moi-même en pensant que je suis à l’image des autres et pas uniquement de moi-même, ce qui serait narcissique. Mais je me suis aussi inspirée de Christine Pascal, qui était comme une autre moi-même et à qui j’ai dédié le film. Je crois que nous sommes tous beaucoup plus semblables que nous ne le croyons.