ENTRETIEN : HUPPERT TOURNE ABUS DE FAIBLESSE À BRUXELLES

ENTRETIEN : HUPPERT TOURNE ABUS DE FAIBLESSE À BRUXELLES

Entretien du vendredi 19 octobre 2012

Isabelle Huppert serre dans ses bras Catherine Breillat. L’actrice et la cinéaste ont trouvé leur point d’équilibre. Elles tournent ensemble Abus de faiblesse, inspiré de la mésaventure dramatique vécue par Catherine Breillat, financièrement dépouillée par Christophe Rocancourt, l’arnaqueur de Hollywood. Une proposition particulière puisque la cinéaste met en scène, dans ce film coproduit par des Belges (Iris Films), une vraie fiction dans laquelle elle se raconte. Nous retrouvons Isabelle Huppert dans sa caravane, au cœur de Bruxelles, pour parler de cette nouvelle aventure singulière mais aussi pour comprendre pourquoi elle n’arrête pas de tourner et reste intensément passionnée. Car c’est bien une actrice hors du commun que Catherine Breillat a choisie. Une actrice qui n’a plus de frontières et voyage dans des univers aussi divers que fascinants. La preuve actuellement. Le Festival de Gand programmait cette semaine trois de ses films récents : Captive, du Philippin Brillante Mendoza ; In another country, du Coréen Hong Sang-soo et Amour, de l’Autrichien Michael Haneke, qui sort en salle mercredi.

Il y a quelques jours, vous déclariez à « Libération » que « ce que le spectateur voit à l’écran, c’est toujours moins un personnage que moi » à propos de vos rôles chez Mendoza et Hong Sang-soo. Avec le film de Catherine Breillat, n’êtes-vous pas là un personnage qui, de surcroît, fait effet miroir avec la cinéaste ?

Pas complètement. Disons que j’ai une autre personne en face de moi, qui est Catherine et ça, ce n’est pas anodin. Mais ce que j’ai dit sur le fait que le spectateur voyait plus moi qu’un personnage à l’écran est valable pour tous les rôles. Il le faut ! Car on approche plus de la vérité de cette manière. Dans le cas particulier de Abus de faiblesse, il y a un modèle très présent mais il ne s’agit pas de l’imiter complètement. Il faut aussi que ça m’appartienne.

Est-ce facile à atteindre quand la personne est en face de soi et dirige le film ?

C’est sans doute plus facile pour moi que pour Catherine. Car elle a tendance à vouloir beaucoup se mettre à ma place. Elle a plus de mal à lâcher l’affaire. En même temps, c’était prévisible. Je ne m’attendais pas tellement à autre chose.

Comment avez-vous construit le personnage de Maud ?

J’ai tout de suite compris que Catherine voulait donner une orientation à cette histoire. Elle voulait une forme de gaieté. C’est ça qui rendra le film émouvant et surprenant. On ne s’attend pas à être plus dans le rire que dans les larmes. Il y a des larmes, bien sûr, mais il y a beaucoup de manières de s’amuser des situations. Ce n’est pas une invention. Catherine affronte de cette façon sa situation dans la vie.

Vous aviez déjà incarné des personnages réels à l’écran mais c’est la première fois que vous êtes face à votre « modèle »…

Oui, oui. C’est inédit. On est dans un contexte lourd mais il y a une histoire romanesque pour qu’on croie à de la fiction. Au cœur : deux personnages opposés, deux archétypes. D’un côté, une femme intellectuelle, raffinée et en face, un homme brut, très charismatique. Les contours s’opposent très facilement. Le fait de les mettre ensemble, ça raconte quelque chose de manière immédiate.

Vous n’avez pas hésité ?

Non. Cela fait longtemps qu’on avait envie de tourner ensemble. Je n’ai pas hésité car j’y trouvais quelque chose de très émouvant et un rôle formidable à jouer. Catherine met en scène et raconte son histoire à l’intérieur. C’est particulier. Au lieu de me faire peur, cela m’a attirée.

Cela rejoint vos envies de cinéma d’aller partout dans tous les sens du terme ?

Oui. Mais c’est surtout Catherine qui va ailleurs. Moi, j’avais envie de la suivre dans cette proposition étrange pour elle et qui consiste à raconter sa propre histoire tout en faisant de ça une vraie fiction. Le défi, c’est plus à elle qu’à moi qu’elle le lance. Cela peut produire quelque chose de très fort.

Jouer une personne hémiplégique, c’est… ?

Très simple à intégrer. Jouer tout un rôle comme ça donne une grande fragilité au personnage. Maud se raconte beaucoup par le corps et par cette gaieté qui vient contredire la difficulté du corps. En fait, on n’en a pas beaucoup parlé avec Catherine. Voyez-la, comme elle est magnifique.

On se rencontre le plus souvent lors de la sortie des films. Ici, on est en plein tournage. Comment vivez-vous cet état ?

 

Difficile de décrire cet état. Souvent, quand un film est terminé, je refais tout le film dans ma tête et je me dis comment ai-je pu faire ça ?! Un tournage, c’est comme si on baignait dans un liquide. On fait des choses un peu inconsciemment. C’est très mystérieux. Il y a quelque chose de magique qui se produit jour après jour. À l’arrivée, ça fait un film. Une fois que le film est terminé, on me dirait de le refaire, ce serait épouvantable, un vrai cauchemar ! Le plaisir vient de l’inconnu : on ne sait pas ce qu’on va faire scène après scène, jour après jour. Et c’est pour ça qu’on trouve l’énergie et l’invention.

Donc, il y a une part d’inconscience ?

Oui au sens propre du mot. On peut se laisser porter sans vraiment comprendre tout à fait. Mais ce n’est pas dans l’idée de prendre des risques inconsidérés.

Vous tourniez beaucoup comme débutante mais vous tournez autant aujourd’hui, après quarante ans de carrière ! Le cinéma participe à ce besoin d’un mouvement ininterrompu pour vous ?

J’aime l’idée que ça ne s’arrête pas mais la motivation n’est pas de rentrer dans des histoires ou des univers, c’est vraiment quelque chose de très personnel : c’est plonger dans un état qui me convient. Bien sûr, je ne le fais pas avec n’importe qui. J’essaie de bien choisir mes films. Je choisis les metteurs en scène avec qui j’ai envie de tourner. Car ce plaisir, il se partage aussi. Le cinéma est un travail collectif. Pour bien le faire, autant le faire avec des gens qu’on admire, qui vous inspirent et vous transportent. À l’intérieur de ça, je trouve un plaisir qui me satisfait très, très personnellement.

Ce plaisir a-t-il évolué entre vos premiers films et aujourd’hui ?

Pas vraiment. Disons qu’il est de plus en plus grand. Cela n’a rien à voir avec ce qu’on fait mais avec ce qu’on est. Je me sens encore mieux maintenant. Le fait d’en faire beaucoup est très agréable. Dans Libération, je parlais de routine. C’est très agréable la routine. J’aime beaucoup ça. Car routine n’est pas du tout péjoratif pour moi. Ça me procure un mouvement ininterrompu et une facilité à faire.

Une routine, d’accord mais une routine très variée quand on vous voit chez Haneke, Mendoza, Chabrol, Chéreau, Ozon ou Joachim Lafosse…

Absolument. La routine n’est que dans le fait de répéter inlassablement mais je le fais dans des univers très différents.

Quand vous entendez « action », que se passe-t-il en vous ?

Une forme de plaisir, tout simplement. Jouer, j’aime ça. Donc quand je peux le faire, je suis très contente. Je trouve toujours la ressource de faire, refaire car c’est toujours de l’invention même si c’est très écrit ou très préparé avant.

Peut-on y voir un parallèle avec le plaisir procuré par le théâtre où chaque soir permet de se renouveler ?

Bien sûr. Dans l’idée de répétition avec la dimension d’invention. L’enjeu est très différent mais il y a cette même envie de trouver la nouveauté dans le jeu. Mais au cinéma, il y a le choix des prises et le montage qui nous échappent complètement.

Frustration par rapport à ça ?

On reçoit toujours moins qu’on ne donne ! C’est inévitable. Quand on fait un film, on est dans un processus sensible. On engage le maximum de soi. Quand on voit le film, il faut le partager avec les autres et ça, c’est une petite épreuve d’humilité. Il y a aussi l’épreuve très frustrante du montage. Il voudrait mieux ne pas voir ses films.

La réalisation ne vous tente pas ?

Pas spécialement. Réaliser, c’est affronter le pouvoir, l’autorité, savoir donner des ordres. C’est une autre forme de servitude. Je ne m’en sens pas capable.

Catherine Breillat : « Le sujet, c’est un corps sain contre un corps détruit »

Place Sainte-Catherine, au cœur de Bruxelles. Dans le fond d’un hangar, Catherine Breillat finalise une des scènes fortes de son nouveau film, Abus de faiblesse, histoire de Maud et de Vilko, la belle intellectuelle devenue vulnérable suite à un AVC et le mec musclé, bestial, inspirée de sa douloureuse expérience personnelle tant au niveau de la maladie que de l’arnaque financière dont elle fut victime. Sur l’écran de vision apparaît Isabelle Huppert étendue sur le sol, le visage blême. « Action ! » L’actrice tente de se relever mais n’y arrive pas, son corps raidi par un accident cardio-vasculaire. Elle gémit, pleure puis hurle à l’aide. « Coupez ! » Isabelle Huppert se lève et rejoint la cinéaste. 18e jour de tournage. L’émotion déborde. Elles se serrent dans les bras l’une de l’autre. Les larmes de fiction d’Isabelle se mêlent à celles, bien réelles, de Catherine Breillat.

Pendant la pause déjeuner, la cinéaste nous dira : « C’est le film sur lequel j’éclate en sanglots tout le temps ! Car je vois vraiment ce qui est arrivé. C’est hallucinant : c’est pour moi plus ce qui arrive à quelqu’un d’autre qui est moi. Et j’en ai conscience. Je fais aussi ce film pour transmettre aux gens une émotion, c’est un grand sujet. Ce n’est pas une autobiographie en ce sens-là. » Elle dit aussi : « Je ne suis plus infirme quand je tourne. »

Cataloguée scandaleuse pour ses films provoc’, de 36 fillette à Romance, Catherine Breillat affiche sa détermination et sa vulnérabilité. Ce quatorzième film serait-il un deuxième exutoire après le récit autobiographique publié en 2009 sur sa rencontre avec Christophe Rocancourt, escroc charmeur qu’elle avait choisi pour son film Bad love et qui n’hésitera pas à lui soutirer les économies d’une vie alors qu’elle est devenue hémiplégique ? « Ni le récit ni le film ne sont exutoires ! Le livre, c’étaient des faits, dit-elle. Une vision de… quand je n’avais pas de vision de ce qui m’était arrivé. Le cinéma, c’est un art. Un film, c’est fait de chair et d’âme. Je ne suis pas dans la copie conforme de Rocancourt et moi. Les gens verront une situation où ils peuvent se retrouver. Un AVC, ça vous arrive du jour au lendemain. Un jour, j’étais comme vous, le lendemain matin, j’étais comme moi ! L’abus de faiblesse aussi, c’est très courant ».

Extérieur, jour. Un gros 4 × 4 est garé sur le trottoir. Vilko et Maud se dirigent vers la voiture. Elle clopine. Il la soutient. Elle n’arrive pas à monter dans la voiture. Il la porte. Catherine Breillat répète la scène avant de laisser place à Isabelle Huppert. « Je ne sais même pas comment bouge mon corps. Donc, je ne peux pas diriger Isabelle sans faire moi-même les scènes, les visualiser et expliquer ce que je peux faire ou pas. Pour une actrice, c’est l’ultime difficulté. »

Mais pourquoi Isabelle Huppert ? « C’est une des actrices françaises les plus intellectuelles. Elle est à la fois très dure et très enfantine. J’ai cette dureté pas toujours bien perçue et ce côté enfantin qui donne une grande vulnérabilité. Dans la vie, je suis une poire ! »

Face à Huppert, Catherine Breillat place Kool Shen, le rappeur de NTM. Comme jadis, elle prit Rocco Siffredi dans Romance. « C’est l’intello et la brute. Kool Shen n’a pas le côté gigolo et charmeur de Rocancourt mais il a quelque chose. J’aime aller chercher ailleurs. Je dis souvent que j’invente mes acteurs. Mais il faut qu’ils soient très doués pour cela. J’ai pris un rappeur car je voulais un corps, une énergie. C’est donc le corps sain contre le corps détruit. C’est en partie le sujet. » Elle nous dira encore : « Je me suis souvent inspirée de faits divers. Ici encore mais cette fois, je le connais intimement. J’avais le choix entre rire et pleurer. J’ai choisi de rire. »