Interview d’Abdellatif Kechiche concernant La Faute à Voltaire

Interview d’Abdellatif Kechiche concernant La Faute à Voltaire

Comment vous est venu le désir de faire ce film ?
J’avais avant tout et depuis longtemps, un désir de cinéma. Lorsque j’ai commencé à l’envisager plus sérieusement, j’ai lancé plusieurs projets, et c’est celui-ci qui a retenu l’attention. Je ne sais si c’est parce qu’on attend des cinéastes issus de l’immigration comme moi, une prise de position sur ce sujet, ou si c’est parce que le moment où je l’ai présenté, coïncidait avec le mouvement des cinéastes contre les lois Debré ; quoi qu’il en soit, le scénario semblait venir à propos, et mon désir de faire ce film-là plutôt qu’un autre s’est donc trouvé renforcé par la possibilité concrète de pouvoir le faire, mais aussi en réaction à tout ce qui se disait ou se faisait sur les ” clandestins “, les ” sans papiers “, et les ” exclus ” en général. Je trouvais qu’on avait trop tendance à limiter leur identité à leur condition, et, par des représentations en masse, ou dans des situations extrêmes, à les déshumaniser. On présente les clandestins comme un fléau, alors qu’il s’agit d’êtres humains, qui aspirent à une vie meilleure, ce qui est sain. Je m’étais dit que si l’on parvenait à s’attacher à un visage, à le voir simplement rire, pleurer, se lier d’amitié, aimer etc… on pourrait peut-être en venir à penser les choses un peu différemment…
Avez-vous enquêté sur la manière dont vivent les SDF ?
J’ai été dans des foyers, des associations. Il suffit aussi d’observer autour de soi, car dans nos villes, on est toujours confronté aux gens qui vivent dans la précarité. On n’a pas de mal à rencontrer quelqu’un qui accepte de s’asseoir pour vous raconter son parcours. Je tenais aussi à ce que des personnes du foyer Emmaüs, où nous avons tourné, participent au film et l’imprègnent de leur vécu, mais je regrette que cela n’ait pu se faire sans une forme de discrimination… Ce qui m’a frappé dans les foyers, c’est que ces lieux qui, au départ, devaient être destinés à gérer des situations précaires provisoires, sont finalement devenus de véritables institutions où les gens ont leurs habitudes. Tout se passe comme si tout le monde s’était fait à la situation : on prépare des fêtes… on organise des jeux… Je trouve très émouvant de voir des gens qui n’ont plus de familles, plus de maison etc. s’adonner à des passe-temps aussi futiles que les concours et les jeux qu’on a imaginé pour eux. J’ai aussi beaucoup fréquenté le ” Cœur du Dragon “, le squat investi par le DAL, rue du Dragon. D’ailleurs, le scénario de départ était beaucoup plus ancré dans ces événements, et c’était là-bas que j’envisageais de tourner, mais ça n’a pas été possible. Finalement, j’ai surtout conservé ce qui échappait au contexte. Je ne voulais surtout pas faire un film qui ressemble à une thèse, ou à une enquête qui recense les faits pour les faire correspondre à des idées.

 

Votre récit refuse d’ailleurs toute forme de démonstration…
Je ne voulais pas tomber dans les pièges d’un ” film à idées “, qui dessert souvent les idées qu’il est censé défendre. Une lecture politique est bien sûr possible, mais elle ne fait pas le film. Je voulais vraiment ménager plusieurs niveaux de lecture, et que le film reste ouvert aux interprétations, dans une forme proche du conte arabe, qui illustre avant tout un certain plaisir de raconter.

 

En refusant de faire de vos personnages des figures politiques, vous évitez ainsi tout misérabilisme…
C’était un parti pris depuis le départ : je ne voulais pas que l’on s’apitoie sur le sort de Jallel, Lucie et Frank. Je voulais susciter une sympathie, une compréhension, en privilégiant une représentation plus ordinaire, pour briser justement cet écran que crée le discours politique et faire que l’on se sente proche d’eux. Jallel est un homme, il va à la rencontre de ses semblables, comme il est naturel de le faire. Il crée des liens avec les autres, ce qui est une liberté inaliénable. On ne peut empêcher les gens de circuler librement et de se rencontrer. D’ailleurs, les problèmes qui sont liés à l’illégalité de sa présence en France ne sont pas mis en avant. Je voulais presque qu’on les oublie.

 

En voyant le film, on a l’impression que la technique est entièrement subordonnée au jeu des comédiens…
Il est vrai que j’utilise la caméra comme un appareil destiné à enregistrer les instants de vie que l’on parvient à capturer. C’est ce qui me passionne et me motive dans le cinéma : la vie qui se déroule à l’intérieur du cadre, tout ce qui est possible et qui peut arriver devant la caméra. D’ailleurs, une de mes grandes frustrations a été de ne pas pouvoir bénéficier d’une seconde caméra pour couvrir certaines séquences…

 

Quel est votre conception du jeu et de la direction d’acteur ?
Je porte la plus grande attention aux acteurs, j’ai besoin de sentir que l’on fait quelque chose ensemble. Je préfère d’ailleurs parler de ” contribution ” de l’acteur plutôt que de ” direction “. J’ai besoin d’établir un rapport affectif. Je ne cherche pas à les diriger, ni à leur imposer des choses. Je leur parle de leurs personnages, j’essaie de leur parler d’eux-mêmes, je suis là pour les aider à faire sortir ce qu’ils ont en eux. Le fait que je sois moi-même acteur m’aide sans doute, car tout cela se fait assez naturellement. Souvent, les meilleures choses sont obtenues sans préméditation, sur l’instant, dans une sorte d’état de transe. Ce travail, l’échange que l’on peut avoir en créant ensemble, me passionne.

 

Vous faites beaucoup de prises ?
C’est très relatif : vingt prises, c’est beaucoup et en même temps, c’est très peu. On pourrait faire des milliers de prises et trouver à chaque fois des choses nouvelles.

 

Vous n’avez pas eu peur de prendre des acteurs connus, assez ancrés dans l’esprit du public ?
Au début, j’étais un peu inquiet de cela. Mais je sais qu’un acteur, pour peu qu’il s’investisse vraiment dans son travail et dans son personnage, peut faire oublier qui il est, ses autres rôles, etc. C’est une question de motivation et dans l’ensemble, ils en ont tous fait preuve, et j’en suis très content. Mais je ne me suis pas posé la question pour tous : je ne connaissais pas Bruno Lochet, par exemple. Je n’avais jamais vu les Deschiens. Quand j’ai vu sa photo, puis quand je l’ai rencontré, il correspondait vraiment au personnage de Franck. C’était évident. Je n’avais aucun préjugé sur lui, puisque je ne savais même pas s’il avait déjà fait du cinéma !
Dès que l’on a répété, il s’est révélé être un grand acteur, et un type d’une générosité incroyable ! C’était presque au-delà de mes espérances. De la même manière, j’avais remarqué Aure Atika dans un petit rôle, sur un film que personne n’a vu et non dans ces comédies qui lui ont collé une étiquette. J’étais sûr qu’en travaillant, on arriverait à quelque chose.

 

Parlez-nous de l’expérience de Jallel. A-t-il vraiment l’espoir de rester, de s’intégrer ? Il semble vivre entièrement dans le présent…
Il ne se pose pas la question en ces termes. Cette impression de vivre au présent est liée à sa condition. Il sait très bien, comme beaucoup de clandestins, qu’il est là pour un temps indéterminé, et sur lequel il n’a pas beaucoup de pouvoir. Il ne peut pas vraiment se projeter. Au départ, son seul espoir est de gagner un peu d’argent et d’aider les siens, peu importe le temps que cela durera. Et puis peu à peu, il crée des liens et s’attache à la France. C’est un processus inconscient, il ne se dit pas : ” Tiens, je vais m’intégrer… “. Cela se fait naturellement. Dans le cas de Jallel, il a à peine le temps d’en prendre conscience, que son parcours prend fin brutalement, sans qu’il puisse vivre une histoire d’amour naissante…

 

Les deux personnages féminins, Nassera et Lucie, sont confrontés au fait d’enfanter, et d’être mère. Était-ce conscient de votre part ?
Non, ce n’était pas intellectualisé, et je ne me le suis pas expliqué. Lucie et Nassera, d’ailleurs, ne sont pas ce qu’elles ont l’air d’être. Nassera donne une impression de force de caractère et Lucie d’être une jeune fille un peu paumée. En réalité, c’est peut-être le contraire. Lucie a moins de problèmes que Nassera. Elle a un véritable besoin sexuel, qu’elle exprime librement. Mais au fond, elle est en accord avec elle-même, en tout cas avec ses besoins. Jallel qui vient du Sud, attache beaucoup d’importance à la famille et à la maternité. La marginalité de Lucie le perturbe et le confronte à sa propre intolérance, puisqu’il met un certain temps avant de l’accepter. Pour moi, Lucie est un personnage porteur, qui aide Jallel autant qu’il l’aide.

 

Les images de la fin reviennent à une dénonciation plus directe du sort réservé aux clandestins.
Oui, mais au fond, même si dans l’ensemble le ton est léger, tout le film contient en germe cette dénonciation. C’est vrai que je voulais montrer la cruauté du système. N’y a-t-il pas un danger à voter des lois qui interdisent à un être humain de circuler, d’aller à la rencontre des autres ? Je crois vraiment que ce sont des archaïsmes dont il va falloir se délivrer. Les moyens de communication, les échanges entre les peuples, font que les frontières ont déjà éclaté, quelque part. Vouloir les maintenir géographiquement me semble un leurre. Et vouloir le faire de façon répressive, donne lieu à des abus inacceptables. Des centaines de personnes, dont beaucoup d’adolescents, meurent chaque année aux frontières européennes, dans l’indifférence générale ; je trouve cela désespérant. Et qu’un pays tel que la France, qui se prétend gardien des valeurs républicaines, ne fasse rien pour y remédier, c’est révoltant.