Interview de Catherine Breillat concernant le film A MA SOEUR !

Interview de Catherine Breillat concernant le film A MA SOEUR !

D’où viennent le sujet et les personnages de ” A ma sœur ! ” ?
J’avais en tête, depuis plusieurs années, un fait divers. Ce qui m’avait frappé était tout autant le fait divers en lui-même que la manière dont il était relaté par la presse. On cherchait visiblement à lui conférer un sens moral, pour le comprendre et l’accepter. Je me suis dit qu’il fallait raconter ces histoires autrement. Puis, un jour, autour d’une piscine dans un hôtel, j’ai assisté à une petite scène : une adolescente boulotte qui faisant des va-et-vient dans l’eau, parlait toute seule comme si elle disait des mots d’amour à des garçons imaginaires. Il y avait aussi sa famille, sa sœur aînée. J’ai commencé à imaginer une petite fille comme elle dans ce fait divers.
Et puis, étrangement, je n’avais jamais évoqué dans un film le lien que peuvent entretenir deux sœurs, alors que je l’ai moi-même connu, ayant une sœur. Je voulais explorer cette complicité absolue qui peut coexister avec une réelle férocité. C’est devenu le sujet essentiel du film. Les deux sœurs vivent entre elles, le reste du monde existe à peine, et n’entre pas dans leurs rapports. Cet amour de vacances fait obstacle à cette relation très exigeante qu’elles entretiennent.

 

Avec ce film, vous avez aussi cherché à raconter une ” première fois “. Comment ” A ma sœur ! ” vient-il compléter votre réflexion sur la sexualité et son apprentissage ?
Le film traite aussi la trahison du discours amoureux. Elena est plus romantique que sa sœur. Elle recherche un amour romantique ce qui est normal pour son âge. D’ailleurs, si Anaïs affecte de ne pas être jalouse, elle aimerait tout de même être à sa place. Cela dit, je ne pense pas qu’il y ait un apprentissage. L’expérience prouve que l’on répète les mêmes erreurs, même si on le fait parfois en connaissance de cause. Le discours du garçon, Elena le croit non pas parce qu’elle a quinze ans et qu’elle est naïve, mais parce qu’on ne peut que le croire ! Ces phrases qu’Elena prend pour des promesses n’ont de vérité que dans l’instant, elles servent l’attitude opportuniste du garçon. Ce ne sont pas pour autant des mensonges, et c’est pour cela qu’il est si facile d’y croire. Lui-même est sincère, même si son comportement dément ce qu’il dit.

 

N’est-il pas difficile de faire jouer à de jeunes acteurs des situations qu’ils sont susceptibles de vivre ? Comment réussissez vous à maintenir la frontière de la fiction ?
Le film se ressent forcément de situations humaines sur le plateau. Le plus étonnant, c’est que Roxane et Anaïs se sont vraiment comportées comme des sœurs. La scène du fou rire sur le lit reflète vraiment ce qu’il y avait entre elles une fois hors champ : elles avaient vraiment ce type de rapport sans pour autant être sœurs et malgré leur différence d’âge. Cela dit, les films génèrent toujours de drôles de comportements… Au début, j’avais peur qu’elles ne s’entendent pas, qu’elles se jalousent. Mais je pense qu’elles ont développé cette complicité extraordinaire pour avoir une protection pour elles deux face au film, c’était un peu leur refuge. Cela dit, si Anaïs avait été un peu laissée à l’écart, son personnage aurait été autre.
Pour certaines scènes, les conditions de tournage n’étaient pas faciles. Par exemple, il a fallu jouer en maillot de bain alors qu’il faisait 4 degrés, se baigner dans l’eau très froide : des choses qu’on ne fait que pour un film ! Mais c’est à mon avis le propre du cinéma : on fait pour un film ce qu’on ne ferait jamais dans la vie. Et je crois que même si c’est parfois douloureux et difficile, c’est aussi ce qui est exaltant. D’ailleurs, j’ai observé que lorsqu’un acteur est confronté à quelque chose de difficile à faire, c’est ce qu’il fait le plus facilement ! C’est ce qui est excitant dans ce métier.

 

Pendant qu’Elena découvre le corps masculin, Anaïs se replie sur elle-même, sur sa grosseur, dans une forme d’auto-érotisme…
Oui, car au fond, Anaïs est persuadée qu’elle est la mieux des deux. Il y a toujours une rivalité entre sœurs, et Anaïs lutte avec les armes qui sont à sa disposition. Mais au fond, elle existe d’avantage que sa sœur. La personnalité d’Elena est déjà un peu altérée par le concept d’être une jeune fille de son âge et de son époque. A cause de son désir de plaire, elle n’est plus complètement elle-même. Elle est belle, elle est aimée, elle est comblée : mais au fond, ce confort psychologique l’empêche de se trouver elle même. Il lui suffit de se conformer à cette norme à laquelle elle correspond.
Anaïs résiste mieux. Elle absorbe le monde, alors que l’autre au contraire est absorbée. Anaïs est d’ailleurs très à l’aise dans son corps, bien dans sa peau. Ce n’est pas une obésité d’autiste, autodestructrice, mais une obésité qui est faite pour vaincre le monde. Je trouve son corps très beau, c’est un corps de bébé et en même temps très érotique. Le problème, c’était qu’entre le casting et la fin du tournage, son corps avait changé. Je ne voulais pas qu’elle soit trop développée et qu’elle est trop de poitrine : mais finalement, quand je l’ai vu en maillot de bain, je me suis rendu compte qu’elle avait vraiment un ” corps interdit ” : un mélange corps de petite fille, et en même temps une incroyable opulence sexuelle.

 

A certains moments dans le film, les deux sœurs semblent agir comme un seul et même personnage…
Je me suis dit que c’était une ” âme à deux corps “. C’est le syndrome des sœurs, qui ont du mal à avoir une identité à elles seules. Ce que fait l’une, l’autre le ressent. D’une certaine manière, elle le vit tout autant, et cela fait partie de son histoire. Elles ne sont pas séparées, même si l’aînée cherche à s’affranchir de sa sœur, elle est toujours tributaire du regard que l’autre porte sur elle. C’est une relation fusionnelle, et presque confusionnelle : d’ailleurs dans la réalité, les adultes confondent souvent les prénoms des frères ou des sœurs. C’est un amour qui est maudit, car l’une prend la place de l’autre, comme lorsque la mère gifle Anaïs à la place d’Elena.

 

D’ailleurs, les mondes des parents et des enfants ne communiquent jamais.
Pour ces deux sœurs, le père est le premier homme décevant. Il n’est capable de s’occuper que matériellement de ces filles. Il ne porte aucun regard sur elles, il ne cherche même pas à les comprendre, et croit pourtant qu’il s’en occupe. Aucune communication n’est possible avec ses enfants ni même avec sa femme. Pour lui, seule compte l’image, les signes du bonheur : maison, vacances, famille. Les parents n’obéissent qu’à une idée de ce qu’ils croient être leur devoir. La mère, si elle punit en interrompant les vacances, ne sait pas quoi faire, au fond. En matière sexuelle, je crois qu’on ne peut exercer aucune autorité, qu’il est stupide de faire peser une culpabilité. D’ailleurs, les parents ne se sont probablement pas mieux comportés dans leur jeunesse, et même dans l’âge mûr, ils sont peut-être toujours aussi irresponsables. J’aimais l’idée que le film bascule dans le fait divers, dans l’horreur, à cause de cette erreur de jugement.

 

Les chansons que chante Anaïs ont-elles été écrites pour le film ?
Non, ce sont des chansons que j’ai écrites adolescente. Je voulais au départ qu’elle chante une chanson de Laura Betti. Petite, j’avais été très marquée par elle comme actrice et chanteuse, extrêmement provocatrice. Je n’ai pas retrouvé la chanson mais je suis tombée sur cette interview de L’INA que l’on voit dans le film. Du coup, je me suis dit que Anaïs chanterait la chanson des corbeaux, que j’avais écrite vers douze ou treize ans. Elle m’avait été inspirée par François Villon, ” La ballade des pendus ” qui dans sa noirceur a quelque chose de très enfantin, de naïf, tout en étant une œuvre magistrale.
Il me manquait aussi une pointe de tragédie. Au départ, nous devions tourner en Sicile. La scène de la plage se passait sur le volcan l’Etna. Le volcan apportait quelque chose de magique, de noir, de ténébreux. Mais la côte sauvage sur laquelle nous avons tourné ne donne pas une impression aussi phénoménale qu’un volcan. Je me suis dit que ces chansons apporteraient une note tragique, sombre, cette obsession de la mort qui est à mon avis inhérente à l’adolescence. Anaïs cherche aussi à attirer l’attention sur elle, par exemple dans cette scène sur la plage, pendant qu’Elena est derrière une dune avec le garçon. A ce moment, Anaïs broie du noir de manière très romantique, elle a un comportement d’enfant pré-suicidaire, qui dit ” je suis peut-être en train de mourir parce qu’on ne fait pas attention à moi “. C’est un romantisme de la mort qui est, je crois, une certaine idée de la vie. L’idée que l’on a à l’adolescence. Il s’agit, au fond, de détruire l’enfant qui est en soi. Le problème, c’est qu’on peut très bien détruire l’enfant en soi sans pour autant devenir adulte ! (rires)

 

Malgré ce qu’il raconte, le film, bien qu’explicite, est moins ” détaillé ” que Romance.
Ce n’est pas nécessairement par ce que l’on voit qu’il y a de la vérité. L’image est un faux témoin. C’est toujours le sens, l’impression qui se dégage de l’ensemble qui vous fait croire à ce que l’on voit, et qui est important. Par ailleurs, je ne voulais pas me couper d’un public jeune. La crudité du film est très relative, et je crois qu’elle peut même être instructive à certains égards. Il y a aussi une légèreté, un côté ” sitcom ” auquel je tiens. Le dialogue est d’ailleurs limpide et très facile à comprendre. Tout le dialogue amoureux est un dialogue de sitcom. D’ailleurs, quand on est amoureux on parle toujours un peu de cette manière, et la seule différence est que l’on y croit, que ce que l’on dit vous engage corps et âme. Il y a aussi un effet comique, comme quand ils s’embrassent en se disant ce que font leurs parents. Quand on est petit, on pose toujours ce genre de questions alors qu’on parle évidemment de tout autre chose. Cela existe aussi dans les relations adultes, d’ailleurs, même si dans le film, c’est outrancièrement adolescent. Les filles qui partent en goguette, à la recherche des garçons, cela existe. Et bien souvent, ces adolescents qui se rencontrent ne savent même pas qu’ils se draguent, et c’est ce qui est drôle !

 

Le film quitte la chronique adolescente pour glisser vers le fait divers. Comment vous est venu l’idée de cette longue séquence du trajet sur l’autoroute ?
J’ai toujours été fasciné par ces trajets en voiture, sur la route des vacances, avec les enfants derrière, trimballés comme des corps qui n’ont rien à dire, avec les parents qui fument devant. Le paysage m’intéressait aussi, mais uniquement dans la mesure où il reflète un état intérieur. Cette autoroute est appréhendée avec angoisse, et il peut alors y avoir une sorte de ” vertige horizontal “. Je voulais rendre ce côté hallucinogène, peut être psychotique, de la route, et en même temps son hostilité. L’habitacle d’une voiture est un univers confiné où les gens sont proches et en même temps très éloignés. Les gamines pleurent et la mère est devant, qui ne veut rien voir et rien entendre et s’accroche à son volant. Elle est entièrement absorbée, et ne peut pas communiquer. Elle ne donne même pas l’impression de conduire, elle ” est conduite ” par la route.

 

Aviez-vous une vision d’ensemble de la structure du film dès le début ?
Non, il fallait que je parvienne à combiner mes sources d’inspiration. Mais en général, je découvre mon film en le faisant. C’est pour cela que c’est très compliqué pour moi de parler du scénario du film avant de le tourner. Je me refuse à simplement mettre en œuvre ce que j’ai écrit. Si tout est dit, il n’y a pas besoin de le tourner. Le scénario ne comporte que des jalons : je ne comprends ce que j’ai voulu dire qu’au moment où j’ai fini le film. C’est pour ça que je ne peux pas me censurer. J’ai très peur, avant de tourner des scènes, mais il faut arriver à faire abstraction de ce danger, à ne pas vivre sa peur même si elle est réelle. La peur de l’échec ne conduit qu’à l’échec. On croit que l’on peut se raccrocher à l’expérience, à l’habileté, mais ce sont des choses qui peuvent vous jouer des tours. Un film doit être traversé par le désir. Il ne faut pas perdre de vue que la création cinématographique est quelque chose de mystérieux : on part d’une technique artisanale, la caméra, le plateau, les lumières, et cela peut aboutir à quelque chose de magique. Au fond, un plateau, c’est un lieu sacré, où l’on entre en relation avec quelque chose de très métaphysique. Le silence, la concentration y sont presque religieux. Un metteur en scène n’est pas quelqu’un qui donne des ordres, mais qui met sous influence. Mais il n’y a pour cela aucune méthode, aucun repère : on ne sait jamais comment on y arrive, on se demande même par quel obscur pouvoir immatériel on en est l’auteur. C’est ce mystère qui me renverse le plus.