interview de Jean Hugues Anglade concernant TONKA

interview de Jean Hugues Anglade concernant TONKA

Votre premier désir était-il de réaliser un film ou de raconter cette histoire-là ?
Les deux à la fois ; j’ai eu envie de raconter cette histoire et d’en faire un film. Un film donc, sur l’histoire d’un sprinter qui, au faîte d’une carrière sportive en tous points remarquable, s’abandonne au doute et rencontre dans des circonstances très singulières Tonka, une jeune femme d’origine indienne. Elle court le jour sur les pistes de Roissy parmi les avions et dort la nuit dans une énorme canette publicitaire au bord de l’autoroute. Dotée d’une vélocité et d’un charisme extraordinaire, Tonka va par amour redonner à cet homme la confiance et le goût de courir.
Une histoire d’amour donc ?
Absolument. Mais pas n’importe quelle histoire d’amour et plus qu’une histoire d’amour ! Parce qu’elle réunit deux êtres dont les univers, les repères sont si différents qu’il y a d’emblée une poésie, une originalité et une émotion très particulières qui se dégagent de cette rencontre, et parce que cette histoire nous raconte comment deux personnages, en dépit de tout ce qui les oppose (leurs racines, leur caractère, leurs préoccupations), sont amenés naturellement à se trouver, se comprendre, s’aimer. D’où mon intention que le film dépasse le simple cadre de l’histoire d’amour pour ouvrir sur une perspective plus philosophique, en prenant soin d’éviter les poncifs. C’est ce que j’ai essayé de faire.

 

Saviez-vous dès le départ que le personnage de Tonka serait d’origine indienne et qu’elle choisirait de vivre près des pistes de l’aéroport de Roissy ?
Oui, cela vient de “Nocturne Indien”, le film d’Alain Corneau. C’est un tournage qui m’a beaucoup marqué. Lorsque j’ai posé pour la première fois les pieds en Inde, j’ai été saisi d’une angoisse épouvantable. C’est un continent contradicteur de notre Occident, sur tout. C’est comme si vous réalisiez que vous êtes construit à l’envers, que vous dormez tête-bêche avec vous-même. A Bombay, les vaches mangent du papier journal et les chiens dorment en boule au milieu de la route ! C’est extrêmement déstabilisant. La mort est omniprésente. Mais les indiens n’ont aucune défiance à son égard, ils ne vivent pas, contrairement à nous, dans l’angoisse de sa réalité. Ils vivent en parfaite symbiose avec elle. Aussi, vos certitudes, vos principes, vos réflexes d’occidental, là-bas, sont votre ruine. J’y suis resté six semaines. Un cauchemar.
Quelques années plus tard, et c’est ce qui nous ramène à Tonka, je me suis souvenu de deux images. A mon arrivée, sur la piste d’atterrissage de Bombay j’avais aperçu, par le hublot de l’avion, une famille indienne qui marchait à notre hauteur, pieds nus sur le tamac, en totale liberté et ignorance du danger. J’avais trouvé cela totalement anachronique et en même temps très poétique. La deuxième image, j’en fus témoin la dernière nuit de tournage, toujours à travers une vitre, mais cette fois-ci depuis l’intérieur d’un taxi qui me ramenait au Taj Mahal. Il pouvait être deux ou trois heures du matin. Une petite fille en haillons et couverte de poussière courait le long du périphérique. Nous nous sommes regardés et je me souviens qu’il y avait dans ses yeux une infinie solitude mêlée à une incroyable rage de vivre. Ces deux souvenirs m’ont porté à concevoir le personnage de Tonka autour d’une petite entité indienne mais française de sol, et ensuite à localiser le lieu où elle vivrait, son éco-système pourrait-on dire : l’univers des pistes et des avions à Roissy. Enfin et surtout, l’expérience de ce séjour en Inde m’a permis de cerner petit à petit la grammaire comportementale de Tonka, ce qui la caractérise et qui fascine le Sprinter, ce désordre apparent, cette logique qui n’appartient qu’à elle, tout un amalgame d’intentions, de vérités contradictoires qui lui confèrent une pureté, une générosité, une authenticité incroyable grâce à laquelle le Sprinter va renaître.

 

C’est très romantique tout ça…
Oui, non. Je ne sais pas. C’est la vie. C’est “très” d’aujourd’hui surtout ! On vit une fin de siècle angoissante. Des millions de gens ne travaillent plus, et parce qu’ils n’ont plus d’identité sociale, perdent le goût de vivre. Tonka s’adresse aux gens sur la base d’une histoire d’amour originale, drôle et émouvante, délibérément tournée vers la lumière. C’est un film que j’ai voulu profond et plein d’espoir.

 

Comment s’est dessiné le personnage du Sprinter que vous interprétez dans le film ?
Le personnage du Sprinter s’est dessiné en parallèle avec celui de Tonka. En fait, je leur cherchais un point commun. Je l’ai trouvé dans la notion de course. Ainsi est née l’idée d’une rencontre entre un sprinter en mal de performances et une petite sauvage aussi rapide que l’éclair. Chacun court pour des raisons différentes. Et c’est sur le terrain de ces différences que se construit leur histoire d’amour.
Par sa pratique du sport de haut niveau, le Sprinter a évolué dans un cadre précis sous la houlette d’un entraîneur exigeant. La régularité, l’effort, les sacrifices inhérents aux objectifs qu’il s’est fixé, sont ses repères. A la force de ses jambes et de ses résultats, il s’est forgé une image d’athlète exceptionnel : un professionnel des stades dont l’ambition est de repousser chaque fois ses limites. Mais à trop vouloir gagner, un jour il se blesse, et ce qui n’aurait dû être qu’une blessure parmi tant d’autres devient soudain l’objet d’une profonde remise en question. A l’opposé, il y a Tonka. Pieds nus, la grâce, l’arrogance du plaisir, de la vitesse à l’état pur, qui semble nous dire : “On m’a donné des jambes, regardez comment je m’en sers”. Le Sprinter réalise qu’il a tout faux, qu’il lui faut tout reprendre.

 

Comment avez-vous ressenti le fait d’être à la fois devant et derrière la caméra ?
Je crois pouvoir dire que ça a été une expérience très positive. A plusieurs égards. D’abord parce que l’acteur que je suis se sentait des points communs avec ce sprinter. Tous deux pratiquent, à leur manière, un sport individuel qui nécessite d’avoir un mental très fort. L’identité du sprinter est une identité de solitude, d’ambition et de quête de la perfection. Celle de l’acteur aussi. Et en même temps, il existe dans l’esprit de chacun un doute permanent qui est celui-ci : serait-je à la hauteur de mes ambitions ? Suis-je vraiment destiné à ce que j’ambitionne ? Pour toutes ces raisons, j’ai ressenti avec lui une sorte de fraternité. D’autre part cette double casquette m’offrait l’avantage de rester toujours en prise directe avec les acteurs et en particulier avec Pamela Soo pour qui c’était la toute première expérience devant la caméra. Je ne voulais pas d’intermédiaire entre elle et moi, sachant que l’acteur qui interpréterait le personnage du Sprinter devrait constamment s’adapter à l’imprévisibilité de son jeu. Et, un peu comme Truffaut dans “L’Enfant Sauvage”, je tenais à être là pour la mettre le plus en valeur possible, vu l’importance de son personnage et les immenses potentialités que m’offrait sa nature.

 

De fait, Pamela Soo révèle une présence formidable dans le film. Avez-vous longtemps cherché une actrice avant de fixer votre choix sur elle ?
Non, oui. En fait, j’ai fait semblant. Les producteurs d’alors, qui n’étaient pas les bons, m’ont fortement conseillé de “caster” d’autres indiennes parce que la personne que je leur proposais (Pamela Soo) leur faisait peur. Ce petit jeu a duré suffisamment longtemps pour qu’à la longue on le trouvât ennuyeux et déprimant. J’ai trouvé des filles adroites et gracieuses mais aucune n’avait le physique de Pamela, ni son imprévisibilité. Pamela est hors du commun. Elle n’a aucune connaissance des codes de jeu et pourtant elle met K.O. les acteurs les plus chevronnés. Ses audaces sont proprement stupéfiantes parce qu’elle ne les calcule pas. Le cinéma a besoin de gens comme elle. J’ai attendu cinq ans pour faire ce film avec elle. J’aurais pu attendre dix ans. Jamais ce film ne se serait fait sans elle. Qu’aujourd’hui elle fasse l’unanimité serait mon plus grand bonheur.

 

Comment avez-vous rencontré Jean-François Lepetit ?
En guise de réponse, j’ai envie de citer une phrase de John Woo dans “The Killer” : “On ne gagne pas toujours mais on ne peut perdre indéfiniment…” Voilà comment, un matin au café “Le Dôme”, on peut rencontrer le bon producteur ! J’en étais à la dix-septième version de Tonka. Il m’a dit, je cite : “C’est impossible, ton scénario est complètement rabougri ! Après tant de versions, il doit bien en exister une qui soit le reflet de tes intentions ! Cherche, je produis le film !”. “Avec Pamela ?” ai-je précisé. “Évidement ! Tu vois quelqu’un d’autre pour le rôle ?” Il m’a souri. Voilà. Cet homme est un ange ou bien un dieu indien…

 

Appréhendiez-vous le fait d’effectuer vos débuts de metteur en scène ?
Non. Je n’ai jamais envisagé Tonka en termes de challenge de mise en scène. Ce qui importait, c’était que le film existe.
A travers ce film, je n’ai jamais cherché à prouver que j’étais un metteur en scène mais simplement à raconter une histoire forte qui marque les gens. De toute manière, je suis persuadé que c’est l’histoire qui induit le style et non pas le contraire.

 

Avez-vous beaucoup appris des réalisateurs avec qui vous avez tourné ?
Oui. Et je les remercie tous énormément. Mais ceux que je remercie avant tout, ce sont mon premier assistant, mon chef opérateur, ma scripte… et tous ceux qui ont mouillé la chemise. Ce sont des gens qui ont toute ma gratitude.

 

Comment s’est déroulé le tournage ?
… Rude, mais je m’y attendais.

Hormis la rencontre de Tonka et du Sprinter, l’une des forces de ce film réside dans le fait d’avoir su donner à des lieux apparemment très ordinaires une véritable dimension poétique. C’est le cas de l’aéroport de Roissy tel que vous l’avez filmé mais aussi celui de cette canette de Coca Cola géante dans laquelle habite Tonka…
Tout est lié. La dimension poétique des lieux est fonction de ce qu’on y met, les personnages, les situations, les dialogues. Pour prétendre à l’émotion, il faut trouver la juste relation entre tous ces éléments et bien d’autres encore…

 

Comment vous est venue l’idée d’utiliser cette canette de Coca ?
Parce qu’il faut bien avoir des idées !! (rires). Non, plus sérieusement, il y a trois ou quatre ans, une canette semblable était là, en évidence sur le bord de l’autoroute. Tout le monde a pu la remarquer. A l’époque, je traînais dans le coin à la recherche de mon histoire. En la voyant, j’ai tout de suite pensé que ce serait le lieu idéal pour dormir à l’abri des tracasseries. Ensuite, que c’était un endroit qui ressemblait à mon héroïne. J’ai dit plus haut que Tonka était un amalgame. Elle absorbe, elle s’approprie instantanément tout ce qu’elle rencontre, le meilleur comme le moins bon. Elle est à la croisée de plusieurs cultures, l’Inde par ses racines, la France où elle est née, le “way of life” américain à travers cette canette de Coca Cola : vous remuez le tout et ça donne un personnage d’ici et d’ailleurs, un personnage de zone franche.
Qu’elle trouve refuge dans cette canette, je trouvais ça à la fois envisageable et complètement improbable. C’est comme de marcher à côté de Jumbo sur une piste d’atterrissage. C’est à la fois réel et improbable et c’est poétique parce que cela évoque la coexistence de l’individu et d’un monde incroyablement violent et brutal. En fait cette image exprime beaucoup de ce que je ressens dans la vie.

 

Est-ce que vous connaissiez bien le monde de l’athlétisme ?
Je m’empresse tout de suite de préciser que Tonka n’est pas un film sur le sport. L’athlétisme n’est qu’une toile de fond, un prétexte. J’aurais aussi bien pu partir d’une toute autre catégorie socio-professionnelle concernant le Sprinter et de toute évidence, ce n’est pas ce que les gens retiendront à la sortie du film. Mais comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je cherchais un point commun entre Tonka et le Sprinter. Je voulais que l’entité Tonka, physiquement, contienne en soi les éléments qui puissent instantanément se confronter à la problématique du Sprinter. Ceci étant dit, il m’a fallu effectuer un vrai travail d’enquête pour pénétrer l’intérieur du milieu de l’athlétisme et pour en connaître les règles dans les moindres détails. J’ai donné à ce film cinq ans de ma vie.
A l’instar de Pamela, je me suis initié au sprint pendant deux ans. Je chaussais les pointes et je m’entraînais à l’INSEP (l’Institut National des Sports et Education Physique) plusieurs fois par semaine. Ca a été très dur physiquement. J’ai pu “apprécier” à mon échelle toute la gamme des douleurs inhérentes à cette discipline. Assez, du moins, pour comprendre que le sprint, c’est une sensation très particulière, fugitive, à la fois très technique et très mentale. Pour courir vite, il faut être en même temps déterminé et relâché. C’est très proche, encore une fois, de la prestation d’un acteur : il faut ambitionner quelque chose et en même temps, le démythifier totalement si l’on veut avoir une chance de l’atteindre. Cela fait partie de ces paradoxes que j’aime beaucoup.

 

La relation entre les deux personnages est très émouvante mais elle donne lieu aussi à des dialogues souvent très drôles. Aviez-vous cette intention présente à l’esprit au moment de l’écriture ?
Lorsque les gens rient c’est toujours une surprise. Parce que, même si on en est plus ou moins conscient au stade de l’écriture, au moment de la fabrication du film, du fait que l’on voit et revoit mille et une fois les mêmes situations, on a tendance à oublier l’humour que peuvent contenir certaines scènes. S’agissant d’un film où l’émotion prédomine, c’est plutôt une bonne chose. Mais je n’ai jamais insisté sur cet aspect au moment du tournage. Cela ressort naturellement, en particulier du personnage de Tonka qui est toujours là où on ne l’attend pas, à qui il arrive souvent de prendre un mot pour un autre ou bien d’emprunter de cinglants raccourcis au cœur de situations embarrassantes. Cette manière d’être, c’est beaucoup la raison d’être de ce film. Et tant mieux si ça fonctionne.

 

Vous avez demandé à Gabriel Yared de composer la musique du film…
Je connais Gabriel depuis 37°2 le matin. Au fil des ans, notre amitié s’est renforcée. Je lui ai fait lire Tonka à l’époque où le film était loin de se faire et il avait beaucoup aimé le sujet. Lorsque je lui ai montré le film pour la première fois, j’avais utilisé des musiques d’emprunt qui renvoyaient assez précisément à l’intensité émotionnelle à laquelle je souhaitais parvenir. J’avais choisi des musiques très diverses: un petit adagio baroque, une ballade au piano de Badalamenti qui est le musicien de David Lynch, un rap dur américain, une sorte de pot pourri de mélodies célèbres jouées à l’orgue, aux accents nostalgiques et désuets, etc… Gabriel a parfaitement compris ce que racontait le film en profondeur et s’est véritablement mis au service de l’histoire. Il a composé les premiers thèmes qui m’ont bouleversé. La musique et ce film sont pour moi indissociables, comme Gabriel et moi. Je n’aurais pas imaginé confier la musique de ce film à quelqu’un d’autre. Je crois qu’il le sait.

 

Au fait, d’où vient le nom de Tonka ?
Quand j’étais au Conservatoire, j’avais monté une pièce qui s’appelait “Scènes de chasse en Bavière” et dans laquelle on découvrait le personnage d’une petite prostituée qui s’appelait Tonka. C’est un bon souvenir. A tel point que, lorsque j’ai commencé à rêver au personnage de cette petite indienne, pour mille et une raisons j’ai eu envie de l’appeler Tonka. Plus tard, j’ai appris que Tonka était aussi le nom d’une marque de jouets ayant la particularité d’être indestructibles ou encore qu’en Amérique du Sud, Tonka était le nom d’une fleur hallucinogène dont on tire un parfum. Toutes ces interprétations sont venues après coup, en cours d’écriture. Il est probable qu’il en existe d’autres que je ne connais pas encore.

 

Sans pour autant la dévoiler, avez-vous longtemps hésité sur la fin ?
Celle que j’ai choisi est conforme au déroulement de l’histoire. Par amour, Tonka a pris le risque de quitter son environnement pour suivre le Sprinter. Lorsqu’elle retourne vers l’aéroport, elle a perdu ses repères. Le danger est forcément présent. Après le meeting de Charlety, le film bascule. C’est un enchaînement de situations malencontreuses, traumatisantes. Tonka, épuisée, est dans un état de grande fragilité. La suite étant ce qu’elle est, je ne peux tout simplement pas conclure, mais ce que je peux dire c’est que, à mes yeux, il ne pouvait pas y avoir d’autre fin à ce film. Comme l’a écrit Le Clezio dans le Livre des Fuites : “Les vraies vies n’ont pas de fin”.