interview de Jean-Loup Hubert concernant Marthe

interview de Jean-Loup Hubert concernant Marthe

Pourquoi souhaitiez-vous situer une idylle romanesque au coeur de la Première Guerre Mondiale ?
Pour au moins deux raisons : la première, d’ordre purement scénaristique, était d’inscrire cette histoire d’amour au coeur d’événements dramatiques susceptibles de transcender leur passion par contraste, entre la morbidité d’un contexte qu’ils subissent et la douceur, la beauté et l’espoir qu’ils choisissent de vivre en s’aimant. Aimer prenant alors le sens de résistance. Marthe et Simon opposent la force de leur amour -de la vie donc- à la logique de la mort probable qu’impose la guerre. La deuxième raison de ce choix, c’est le rapprochement malheureusement flagrant que l’on peut faire entre cette période et la nôtre. Hier on a provoqué cette guerre comme on allume un coupe-feu, pour endiguer ces débuts d’incendies proliférant que représentaient les conflits sociaux naissant simultanément aux quatre coins de l’Europe industrielle. Il était urgent d’agir, les gauches européennes fédéraient leur action et la situation devenait pré-révolutionnaire jusqu’aux portes de Moscou. Après l’assassinat de Jean Jaurès le meilleur moyen de faire entrer dans le rang les masses ouvrières et paysannes menaçantes était de les mobiliser et de les jeter les unes contre les autres, de les obliger au sacrifice pour la défense d’une “patrie” derrière laquelle se protégeaient surtout les intérêts et les privilèges des classes possédantes !

Actuellement, la situation serait identique sur certains points ?
Oui. Aujourd’hui la guerre est à nouveau là, une nouvelle fois au bénéfice de quelques-uns contre le reste de l’humanité. Si cette guerre n’est plus militaire mais économique, elle est tout aussi dévastatrice. Hier on précipitait des millions d’hommes jeunes dans la souffrance, la mutilation et la mort, aujourd’hui on précipite davantage encore d’hommes dans la précarité, l’exclusion ou l’esclavage déguisé. La chair à chômage ou à emploi précaire, -comme on veut-, ressemble à s’y méprendre à la chair à canon d’autrefois. Le concept de “mondialisation” a remplacé celui de patriotisme, mais pour le même résultat : plusieurs générations seront sacrifiées et devront subir les lois qui ne les serviront pas mais les dépouilleront et les aviliront. Aucun intérêt partisan ou particulier ne devrait justifier qu’une vie de vingt ans soit sacrifiée, aujourd’hui moins qu’hier. Voilà ma conviction. Et le propos du film.

Simon et Marthe, vos deux personnages principaux, ont vingt ans eux aussi.
On a tendance à imaginer les soldats de la guerre de 14 comme des “poilus”, des barbus, donc des “vieux”. Alors qu’il s’agissait pour la plupart d’entre eux d’hommes jeunes, mariés ou fiancés à des femmes jeunes, à des jeunes filles. Ce sont des vies jeunes qui ont été broyées. Auxquelles s’ajoutaient celle des familles dévastées. Ces hommes avaient le même âge que nos fils. Ils étaient animés de la même force, des mêmes espoirs que les jeunes d’aujourd’hui. La guerre les a précipités dans toutes les privations, toutes les souffrances. Ils ont été spoliés de leur avenir, de leur vie ! C’est ce que j’ai voulu dire avec ce film aux jeunes gens d’aujourd’hui : qu’ils n’acceptent pas comme hier qu’on leur ferme toutes les portes, qu’on veuille les priver de leur avenir, de leur vie. Je le dis au travers d’une histoire d’amour. Parce que l’amour me paraît être la première autonomie, la première revendication d’identité et de liberté. Marthe et Simon prennent appui sur cette force pour repousser et vaincre l’idée de la mort qui se promet de les séparer. La première à parier sur cette force, à résister par cette force, c’est Marthe. Parce qu’elle est une femme et qu’elle fait naturellement le pari de la vie contre celui de la mort où s’entraînent mutuellement les hommes. Chaque génération se retrouve dans cette soif de l’amour absolu, et avec d’autant plus de force dans les périodes d’humiliation et de souffrance. L’amour est une alternative à la mort. Instinctivement, on se bat, on résiste, on cherche à se pérenniser à travers l’amour, à travers l’enfant qui pourra naître.

Marthe est une jeune femme d’une grande modernité.
Marthe a été élevée par un père libertaire dans le sens le plus noble et généreux du terme, c’est-à-dire un être passionné par la beauté des choses, par la nature, par la littérature. Cet homme fantastique lui permettait de jouer aux cartes et de lever le coude dans les bistrots avec les hommes ou de l’accompagner en mer. Il lui apprenait, non pas ce qu’une fille doit savoir dans cette société, mais ce qu’un être humain doit savoir. Après la disparition de ce père, la jeune adolescente subit en pension une éducation et une morale rigoureuses. Après la liberté, elle apprend la rigueur de l’étude d’un métier, celui d’institutrice. Marthe est croyante mais avec une grande liberté d’esprit. L’addition de ces deux cultures, à priori antinomiques, lui donne une modernité formidable. Marthe est une femme libre.

On connaît moins le passé de Simon.
J’ai voulu ce personnage quasiment sans passé. Simon est juif alsacien, mais son passé, c’est l’immédiateté de son histoire. Sa vérité est celle de tous les poilus qui sont sur le front : se battre, souffrir, risquer de mourir. Leur vie passée a peu d’importance.

Pendant le court répit de sa convalescence dans cette presqu’île qui semble hors du monde, Simon choisit d’aimer comme un dernier élan de survie.
La chance d’être des survivants est parfois insupportable à accepter. Soit ces hommes s’enferment dans le rejet du monde, dans la paranoïa, ou sont totalement asociaux et enfermés dans des hôpitaux- après la guerre de 14 on a caché l’existence de milliers d’hommes devenus fous ! -soit ils ont cette force de saisir cette deuxième chance qui leur est donnée. Les hommes qui reviennent d’un tel cauchemar prennent forcément conscience de la précarité de la vie. Cette soif de vie passe inévitablement et instinctivement par l’amour. Ce besoin d’amour est exprimé par Simon, mais aussi par Lucien, par Henri, par tous ces hommes qui reviennent de l’enfer. Ils ont la conviction qu’une chance leur est donnée de revivre, de réapprendre l’amour. Ca n’est plus seulement un sentiment mais une nécessité absolue. Et je pense qu’il n’y a rien de plus profond et de plus vital que de vivre un grand amour quand on a vingt ans.

Marthe, l’institutrice, révèle la condition des femmes de cette époque, en pleine mutation. Dans les scènes sensuelles, Marthe sait être audacieuse…
Je crois qu’en terme de sensualité, d’amour, d’érotisme ou même de pornographie, notre siècle n’a rien inventé. Nos grands-mères appréciaient certainement, comme Marthe, “la beauté et l’incroyable douceur d’un sexe d’homme !”

“Putain, ça fait chier ! J’ai jamais baisé !…” dit Pierrot, le jeune soldat avant de mourir. Vous montrez une jeunesse confrontée à la mort, foudroyée dans son désir d’amour. Ce rapport de l’amour avec la mort est très contemporain.
Aujourd’hui la mort rôde sous une autre forme, le Sida menace les jeunes au moment le plus précieux de la découverte de l’amour, comme la guerre a mutilé des millions de jeunes à peine sortis de l’adolescence. Aimer un homme en permission, ou appelé à partir au front, c’était frôler la mort. Dans la scène du bal, Henri, le soldat interprété par Gérard Jugnot, dit, “Quand j’pense qu’au début d’la guerre les filles nous sautaient au cou ! Qu’on était des héros !… Aujourd’hui on porte malheur…” Simon éperdument amoureux de Marthe s’interroge, “Est-ce que j’ai le droit de l’aimer, de l’emmener dans cette histoire ?” Il sait qu’il ne peut pas lui promettre d’être vivant demain. Mais, je voudrais dire qu’il y a plus de risque et de danger de ne pas aimer. Ces deux jeunes gens ont la force de se donner l’un à l’autre de manière absolue, alors qu’ils savent pertinemment qu’ils prennent tous les risques. Évidemment, il ne s’agit pas que les jeunes gens d’aujourd’hui prennent des risques, si ce n’est prendre le risque d’aimer. Et d’aimer vraiment. Si on cesse d’aimer dans ces périodes-là, c’est la barbarie qui triomphe.

Pour Simon, Marthe c’est la douceur, la tendresse. Les scènes d’amour sont filmées comme des moments pacifiques.
Il y a une sorte d’équité dans leur passion, de générosité mutuelle qui rend leur histoire d’amour totale et absolue. Simon se donne complètement. Il prend le risque d’aimer vraiment, comme le plus souvent, les femmes savent le faire. Marthe et Simon transcendent cet environnement morbide par leur amour. C’est leur réponse à cette abomination. Ils s’aiment de manière divine, et c’est un laïc qui vous le dit !

Vous ne mettez pas en scène le spectacle de la guerre, vous montrez ses conséquences. Le film s’ouvre sur un travelling qui découvre l’horreur des tranchées, un constat impitoyable, des centaines de corps recroquevillés. Ensuite, la caméra va s’approcher au plus près de ces hommes…
Dans ce long travelling, chaque homme est à l’intérieur de lui-même, dans un silence terrible. Les soldats sont alignés les uns à côté des autres, ils se ressemblent, ils sont tous déchirés par la conscience aiguë d’être devant une échéance inéluctable : vivre ou mourir. J’ai voulu montrer l’immense souffrance et l’immense solitude de ces hommes sacrifiés, des hommes de chair et de sang, capables de dépasser leur peur, capables de chier dans leur froc, de hurler “maman” avant de mourir, et non pas faire des scènes spectaculaires avec des machines à tuer et du jus de tomate qui gicle ! Ces hommes ont compris très vite que défendre leur vie quasiment à mains nues, dépendait du hasard, de la chance…

“Y’en a pas d’sens à c’te boucherie ! Tu verras qu’à la fin on s’apercevra qu’on nous a pris pour des cons !”, dit Lucien. “Tout ça pour rien…”, écrira Simon dans une de ses lettres.
Oui, et à la fois, il y avait une forte conscience humaniste chez ces hommes-là. Ils étaient persuadés que leur sacrifice servirait aux générations à venir. Cette guerre serait la “der des der”, c’est eux qui ont inventé cette expression, pas la propagande des états majors !

Quels sont les principaux documents qui ont nourri le scénario ?
J’ai consulté des documents exceptionnels. A cette occasion, j’ai découvert que la photographie couleur existait pendant la guerre de 14-18. C’est un procédé mis au point par un des frères Lumière, une sorte d’émulsion sur une plaque de verre faite à partir de fécule de pomme de terre. Ces documents sont d’une grande beauté. J’ai demandé à mon chef opérateur de s’en inspirer pour les scènes sur le front. J’ai lu “Le Feu”, le roman d’Henri Barbusse qui est le document le plus terrible et le plus humain qui soit sur la guerre de 14. C’est une chronique tenue au jour le jour par Barbusse à la demande de ses camarades de tranchée. Les poilus trouvaient là le moyen de laisser une trace, ou au moins une explication à leur disparition. Barbusse raconte la vie dans la boue, les rats qui rongent les corps des potes tués la veille… C’est absolument bouleversant. Le bouquin, publié à la fin de l’année 1915, a reçu le Prix Goncourt.

Parlez du choix de vos comédiens. Clotilde Courau et Guillaume Depardieu sont remarquables, ils apportent toute la sensibilité voulue à leur personnage.
Il y a une sorte de gémellité entre Clotilde et Guillaume. Je voulais que l’amour entre Marthe et Simon naisse et se pérennise dans une sorte d’équité. Deux en un, chacun vivant l’autre comme s’il s’agissait de lui-même. Un amour idéal…Clotilde et Guillaume ont été capables de me donner cela. Mon travail est de pousser petit à petit les acteurs à s’oublier pour devenir leurs personnages. Faire en sorte que Clotilde se prenne pour Marthe, aime comme Marthe, ce qu’elle a fait ; que Guillaume soit fou d’angoisse, et souffre dans sa chair, mais aime comme il n’a jamais aimé… ce qu’il a fait. Ils ont découvert du bonheur à travers leurs rôles. Ils ont eu envie d’aimer comme cela. L’avenir dira s’ils y parviendront, mais ils essaient… J’aimerais que les spectateurs qui ont leur âge se disent, “j’ai envie d’aimer et d’être aimé comme cela.” Gérard Jugnot, que l’on imagine volontiers comme un personnage de comédie, est un homme extraordinaire, une merveille d’humanité. Il est de la lignée d’un Harry Baur ou d’un Raimu. Au mixage, où j’ai eu tout le loisir de regarder chaque image, j’ai été frappé par la justesse de son interprétation. Il exprime des émotions avec une subtilité invraisemblable. Je pense qu’il est arrivé à une sorte de maturité, comme Bernard Giraudeau, lui aussi extraordinaire. Avec des comédiens de la dimension de Gérard Jugnot, Bernard Giraudeau ou Thérèse Liotard, j’essaie d’obtenir qu’ils se nourrissent non pas du scénario, des personnages ou des dialogues, mais d’une sorte de double qu’ils auraient été. J’aime qu’ils me donnent leur chair mais aussi leur âme !