Interview de Pierre Schoendoffer concernant DIEN BIEN PHU

Interview de Pierre Schoendoffer concernant DIEN BIEN PHU

Pourquoi avez-vous fait un film sur la bataille de Dien Bien Phu ?
Dien Bien Phu est une défaite. La plus grande défaite militaire française outre-mer depuis Montcalm devant Québec en 1759. Je n’ai aucun goût pour les défaites. Je connais trop le cortège de honte, d’humiliation, d’amertume, de désespoir, de lâche soulagement aussi, qui les escorte. Cela n’était pas mon propos en faisant ce film, croyez-moi. Non, Dien Bien Phu, c’est autre chose.
Dien Bien Phu, c’est le moment fatidique de la fin d’une ère, un adieu déchirant à une époque, à une certaine idée révolue de la France du Grand Large, à son rôle, à sa place dans le monde, à son héritage du XVIIIème et du XIXème siècle, à un certain rêve français. Là encore, mon propos n’est pas de porter un jugement sur ce passé, je ne fais ici que le constater.
Dien Bien Phu est la dernière bataille livrée par la France avec les soldats de son vieil empire colonial moribond. Pour la dernière fois des Nord-Africains, des Africains (qu’on appelait alors Sénégalais), des gens de toutes les îles des Antilles, de l’Océan Indien et du Pacifique, des Indochinois vont se battre, et mourir, côte à côte avec des Français de souche et des Européens de la Légion. Et chose plus étonnante encore, tous ces hommes pressentent confusément que c’est la dernière bataille et qu’elle sera perdue. Il y a là un mystère !
Il y a un autre mystère : pourquoi tous ces hommes se sont-ils battus au fond d’une vallée perdue du bout du monde, sur le sol du Vietnam, d’un pays indépendant, qui n’était plus une possession de la France, avec le même acharnement, les mêmes sacrifices que leurs grands-pères à Verdun, sur le sol de la France. Oui, il y a là un grand mystère ! Grâce à tous ces jeunes hommes, la guerre d’Indochine a su bien mourir. La partie raisonnable de mon cerveau ne peut ni le comprendre, ni l’expliquer. La partie émotionnelle de mon cerveau peut y adhérer, y deviner un sens, comme on ressent un sens aux grandes symphonies de Beethoven.
Mon film “Dien Bien Phu” se veut semblable à une symphonie. 

Vous avez tourné ce film au Vietnam. Cela a-t-il été facile pour vous ?
Tout au début, j’étais un peu réticent de retourner au Vietnam, pour les raisons que vous pouvez imaginer. Quand les Vietnamiens ont donné leur accord à Jacques KIRSNER, le producteur, en 1989, pour le tournage chez eux, dans le Nord, j’ai pensé que c’était une main qu’ils nous tendaient, 35 ans après l’adieu déchirant de la bataille. Et j’ai décidé de prendre et de serrer cette main. C’est sans doute une des meilleures choses que j’ai faites dans ma vie.

 

J’aime le Vietnam et j’aime particulièrement le Nord, le Tonkin, comme nous disions alors. C’est le pays où je suis devenu adulte, le pays de ma deuxième naissance si je peux dire. Je suis Tonkinois, comme je suis Alsacien. J’aime viscéralement cette terre, ces nuages de mousson, cette pluie et ce soleil, le vent, l’odeur, la rizière et la jungle ; j’aime le peuple Tonkinois grave et rieur, à la vie intérieure si riche et si intense. Je suis là-bas chez moi. Je ne revendique rien, mais je sais que je suis chez moi. Je le leur ai dit en arrivant.

Votre sol a reçu un peu de ma sueur, un peu de mes larmes, un peu de mon sang, j’ai éprouvé chez vous mes premiers émois amoureux. Je me sens chez moi !

 

Ils ont très bien compris ce que je voulais dire. Le fait d’accepter de tourner ce film au Vietnam avec les Vietnamiens donnait soudain une gravité supplémentaire à notre projet. J’ai eu le besoin de mettre les choses au point avec eux.

Je leur ai dit : “Si je fais ce film ici, avec vous, ce n’est pas pour raviver de vieux ressentiments, de vieilles aigreurs, de vieilles amertumes. Je veux tourner avec vous une page d’un passé commun douloureux, et contribuer à renouer des relations chaleureuses avec vous“.

 

Tournant ce film là-bas, au Tonkin, j’ai eu en permanence le sentiment que j’avais trois missions à remplir. D’abord faire un grand spectacle, un divertissement dans le sens pascalien du mot, c’est ma responsabilité professionnelle, c’est mon métier ; ma première préoccupation !

Ensuite, rendre un juste tribut à mes camarades morts dans cette bataille, à tous ces hommes qui ont achevé la formation de mon caractère, de mes convictions ; de renvoyer l’écho de tout ce que j’avais reçu d’eux. Je suis un survivant, je suis donc débiteur.

Enfin, cela n’était pas la moindre de mes responsabilités, j’ai senti immédiatement que j’avais un devoir d’espérance vis-à-vis des Vietnamiens. Je me devais de dire ce que je crois être la vérité, je me devais aussi de ne pas offenser l’avenir. Comme vous le voyez, le tournage de ce film était une affaire d’amour.

 

Je pense aussi que la bataille, étrangement; était une affaire d’amour. La collaboration avec les Vietnamiens, avec mes anciens adversaires, a été une expérience bouleversante, pour eux comme pour moi, pour nous. Ce fut une des plus nobles aventures humaines qu’il m’ait été donné de vivre. Vietnamiens, “Vietminh”, et Français, main dans la main, refaisant ensemble cette bataille, fut un évènement unique, exceptionnel, historique, je pense. C’est à l’honneur de nos deux nations.

 

Un soir, le 7 mai 1991, le directeur du cinéma vietnamien (ancien cameraman à Dien Bien Phu du côté Vietminh) m’a pris par le bras et m’a dit :”Je me demande ce que pourraient éprouver les hommes qui sont toujours là-bas, les morts, mes camarades et vos camarades, de ce que nous faisons aujourd’hui?…” Et, après un silence, il a ajouté : “Je crois qu’ils doivent être heureux“. Cet homme a dit la vérité. Je crois, je pense, je souhaite, j’espère qu’il a dit la vérité. Ce soir-là, le 7 mai 1991, jour anniversaire de la chute de Dien Bien Phu, sur notre champ de bataille reconstruit pour le film, j’ai eu le sentiment qu’il avait dit la vérité.

Dans peu de temps, je vais retourner à Hanoï, avec le film sous le bras pour le leur présenter, comme je leur avais promis. Je pense aux derniers mots de la Hire, le compagnon de Jeanne d’Arc, à son confesseur : “J’ai fait tout ce qu’un soldat a l’habitude de faire. Pour le reste, j’ai fait ce que j’ai pu“. Je dirai à ces amis vietnamiens qui ont travaillé avec moi : “J’ai fait tout ce qu’un cinéaste a l’habitude de faire. Pour le reste, j’ai fait ce que j’ai pu“.

 

Votre film est-il une évocation historique ?
Oui. Et non ! C’est une fresque, une saga. Le destin d’une multitude de gens qui subissent et exécutent les ordres, qui se rebellent, qui se dépassent, qui souffrent et qui rient. Beaucoup disparaissent, d’autres survivent ; je vous l’ai dit, c’est une symphonie, ce n’est pas une étude didactique sur la politique, la stratégie ou la tactique. C’est l’essence même de Dien Bien Phu que j’ai voulu rendre.

 

Quand le scénario a été écrit, avant même de tourner, nous avons enregistré la musique. Georges DELERUE a composé un concerto, “Le Concerto de l’Adieu“, magnifique, prémonitoire de ce que devait être l’âme du film. Un concerto est un dialogue entre un instrument et un orchestre. Dans le film, l’instrument, un premier violon, une femme (Ludmila MIKAEL), est la voix de la France, l’orchestre de Hanoï est le Vietnam. La musique de DELERUE, noble, rigoureuse, chargée d’émotion retenue, participe elle-même à un concerto plus vaste, dialogue avec la terrible musique de percussion que sont les bruits et les fureurs de la guerre. Je sais que la bande sonore du film est exceptionnelle, à nulle autre pareille. Tous les sons ont été reconstitués, réorchestrés pour créer cette symphonie visuelle et auditive qui est la finalité de ce film. La musique suggère l’indicible. Elle s’adresse à la part d’émotionnelle et mystérieuse de l’homme.