INTERVIEW ISABELLE HUPPERT : L’AVENTURE INTÉRIEURE

INTERVIEW ISABELLE HUPPERT : L’AVENTURE INTÉRIEURE

Février 2014

En presque quatre décennies d’une carrière debutée très jeune, Isabelle Huppert s’est imposée en compagnie de Catherine Deneuve comme l’actrice la plus importante du cinéma français. Audacieuse, radicale dans ses choix, exigeante à un degré rarement atteint, elle impose aux spectateurs de ses films comme aux réalisateurs qui la font travailler une ligne de conduite. On l’a croisée notamment chez Michael Haneke, Claude Chabrol, Jean Luc Godard, Michael Cimino, Benoît Jacquot, Werner Schroeter, Hong Sang-soo ou encore Maurice Pialat. Le cinéma populaire ne l’a jamais ignorée. Une diversité qui fait d’Isabelle Huppert un territoire créatif autonome, au-delà même des films. Alors qu’elle s’apprêtait a occuper avec Louis Garrel la scène du Théâtre de l’Odeon pour Les Fausses Confidences de Marivaux, nous l’avons rencontrée a l’occasion du nouveau long-métrage de Catherine Breillat. Dans Abus de faiblesse, Huppert joue le double de la cinéaste, victime d’un AVC en 2005 avant de rencontrer Christophe Rocancourt et de tomber sous son emprise. Un rôle ou l’actrice incarne la souffrance physique et psychique avec une profondeur sans égale.

Numéro : Connaissiez-vous Catherine Breillat avant de jouer dans Abus de faiblesse ?

Isabelle Huppert : Nous sommes amies depuis très longtemps. Elle avait déjà écrit quelques romans et tourné son premier long-métrage Une vraie jeune fille, je crois, quand nous nous sommes rencontrées. Nous sommes très proches. À plusieurs reprises elle m’avait proposé des films. Si nous n’avons pas tourné ensemble avant Abus de faiblesse, c’est parce que je n’avais pas été convaincue par ses propositions. Pourtant j’aimais beaucoup son cinéma, notamment 36 fillette, À ma soeur et Sex Is Comedy. Cette fois, je n’ai pas hésité à accepter.

Derrière la caméra se tenait la personne qui a vécu ce que vous deviez incarner : l’accident cérébral, la relation avec Christophe Rocancourt. À quel point vous êtes-vous inspirée d’elle ?

J’ai découvert les détails de la relation que vous évoquez dans le livre très précis que Catherine a écrit. Pour le travail sur le corps, je n’ai fait que la regarder. Je me suis approprié ses gestes et ses attitudes. Elle a une manière très particulière de rire avec laquelle nous nous sommes amusées une fois ou deux. J’ai aussi porté des vêtements proches des siens – c’est d’ailleurs elle qui a choisi les costumes. Le mimétisme s’est arrêté là, car l’intérêt et la force de l’entreprise consistaient à convertir en une fiction totale ce qui lui est arrivé. D’ailleurs je ne ressemble pas à Catherine. L’histoire s’est forcément transformée à mon contact. Abus de faiblesse n’a rien d’un documentaire, c’est une fiction qui raconte une relation d’emprise. C’est l’histoire de Catherine, mais on peut s’y reconnaître. Comme le dit le titre, il y a une faiblesse et celle-ci est particulière. Mais au fond cela pourrait être n’importe quelle faille, n’importe quelle relation qui unit puis désunit deux personnes dont l’une possède une forte emprise sur l’autre. Et puis la force ou la faiblesse circulent de l’une à l’autre, c’est plus complexe que cela en a l’air. Par ailleurs, tout est pensé en termes de cinéma et non pas en termes de reproduction de la réalité. On le voit dans la première scène qui montre de façon presque allégorique l’accident cérébral. On assiste d une manière assez belle, dans la souffrance évidemment, à la transformation d’un corps. Il n’y aucun chantage au vécu dans Abus de faiblesse. ll est rare que quelqu’un transforme sa propre souffrance avec autant de maîtrise. C’est troublant, courageux, assez bouleversant. Cela a favorisé une liberté totale de son côte et du mien. La distance que j’ai pu prendre en faisant le film, est celle que Catherine a avec sa propre histoire. En vraie cinéaste qu’elle est, elle en a fait un film.

Pour vous, jouer ne signifie jamais imiter un modèle. Quand vous avez interprété des personnages issus de faits divers ou de la politique, vous n’avez jamais singé leurs traits.

L’Ivresse du pouvoir de Claude Chabrol parlait d une certaine réalité [Isabelle Huppert incarnait une juge inspirée d’Eva Joly] mais n’avait rien d’un biopic ou l’on reconnaîtrait les protagonistes à coup sûr, comme dans Yves Saint Laurent par exemple. Je n’ai jamais fait de films avec cette nécessite de reproduire un personnage existant Ce n’est pas un choix délibéré de ma part, ce sont plutôt les occasions qui m’ont manqué.

Mais vous n’êtes pas une actrice à “performances”.

Pour moi, jouer veut dire incarner plutôt qu’imiter. Cela étant, certains acteurs l’ont prouvé très brillamment, on peut incarner tout en imitant. Mais à chaque fois, sans transformations particulières, j’espère faire croire à des personnages -même si ce mot ne m’appartient pas tellement- ou plutôt à des réalités différentes de la mienne.

Pourquoi n’aimez-vous pas le mot “personnage” ?

Je ne l’ai jamais aimé. Parler de personnage, c’est poser une limite. J’ai davantage l’impression de jouer des états ou des personnes. De cette manière, on est plus libre d’opérer quelque chose qui est de l’ordre de la mue, cette fusion entre soi-même et un autre.

Quand vous préparez un rôle, quelle méthode employez-vous ? Je ne vous imagine pas lisant une multitude de livres sur le sujet dont traite votre prochain film.

Au début, l’approche d’un rôle c’est de la pensée plutôt que de l’action. C’est observer. Essayer les costumes. Rêver éveillé. C’est un peu impressionniste : tout a coup, un détail me fait penser au rôle Mais ce n’est pas un travail très effectif. Une longue préparation, ce n’est pas nécessaire même si, bien sûr, certains rôles l’exigent. Pour La pianiste, j’ai beaucoup travaille le piano.

Votre partenaire dans Abus de faiblesse, Kool Shen, jouait pour la première fois. Est-il arrivé avec aussi peu de préparation que vous ?

Il savait son texte parfaitement Ce n’est pas toujours mon cas et j’ai l’habitude de m’en débrouiller, d’apprendre au dernier moment. Dans le film, Kool Shen est d’une justesse confondante, avec une grande intelligence de jeu. ll est musicien, ce qui est peut-être la meilleure école pour l’art dramatique. ll n’était jamais déstabilisé, ni en état de faiblesse… ll n’avait pas besoin que je le soutienne particulièrement. C’était vraiment très agréable.

J’ai l’impression qu’aujourd’hui vous vous amusez beaucoup au cinéma, peut-être encore plus qu’il y à dix ou vingt ans. Chez le Coréen Hong Sang-soo, dans In Another Country (2012), on ressent une totale liberté dans votre jeu.

L’amusement peut venir de la variété : aller d’un pays à l’autre, explorer de très grandes différences. Prendre le cinéma comme une aire de jeu infinie est quelque chose que j’ai toujours eu envie de faire et qui s’est un peu accentué ces derniers temps, avec un petit tour du monde, un film aux Philippines (Captive de Brillante Mendoza, 2012), la Corée… J’organise toujours un peu le hasard et les rencontres. Dans l’absolu, Hong Sang soo n’a pas besoin de moi, ni moi de lui, mais nous avons quelque chose en commun, une curiosité.

Pour moi, il est un des plus grands réalisateurs actuels, même si peu de gens sont au courant !

Il existe beaucoup de fantasmes autour de Hong Sang-soo. On raconte qu’il improvise tout le temps C’est comme ceux qui fantasmaient sur Chabrol, croyant que son cinéma prenait forme à mesure que son auteur mangeait. Chez Hong, vu de l’extérieur, il y a une économie modeste, mais, à l’intérieur de ce dispositif minimal, une réflexion extrêmement précise se met en place. Cela donne un cinéma sophistiqué et élaboré que j ai adoré connaître. Les gens sont intrigués par le fait qu’il n’existe pas vraiment de scénario : le récit s’élabore pendant le tournage. Hong écrit des scènes la nuit. Tout son travail repose sur ce postulat assez étrange et excitant. C’est réellement un très grand cinéaste.

Hong Sang-soo n’est pas le premier grand cinéaste que vous croisez. Vous avez toujours su les trouver, de Godard à Chabrol, en passant par Cimino et Haneke. Cela vous importe d’être absolument ancrée dans le contemporain ?

Le cinéma et le théâtre, comme toutes les formes d’expression, ne sont vivants que dans la mesure ou ils fabriquent du nouveau : ils annulent ce qui vient de précéder. Donc, il me paraît inévitable d’essayer de voir comment les choses se font autrement. Même si cela n’a rien d’évident et est assez mécanique chez moi, comme un vieux réflexe. Je ne suis pas pour autant fermée au reste de la production, car je pense qu’on peut être a la fois à la marge et au centre. Je n’ai aucun mépris pour les films populaires et je compte bien continuer à en tourner.

Chabrol et Haneke ont ceci de commun qu’ils ont cumulé succès critique et populaire. C’est très rare.

Faire coïncider les deux est beaucoup plus complexe au cinéma qu’au théâtre où une œuvre peut plus facilement avoir du succès malgré une forme exigeante et a priori difficile. Au cinéma, l’écart se creuse dramatiquement entre les deux pôles. Mais cette réalité ne m’affecte pas totalement. ll a toujours été incroyablement difficile de faire des films. Actuellement, si nous observons la société, on n’a jamais autant parle du cinéma. On peut donc se montrer à la fois très optimiste et très pessimiste. Cela s’applique à tout, mais particulièrement au cinéma !

Vous avez croisé de fortes personnalités sur les plateaux. Sans trop de difficulté ?

Cela a été parfois compliqué, par exemple avec Catherine Breillat au début du tournage d’Abus de faiblesse, parce que nous sommes très proches. J’ai eu plus d’affrontements avec elle que je n’en aurais eu avec quiconque, car nous avons quasiment un rapport sororal. Avec d’autres, j’aurais réprimé. La plupart du temps j’évite à tout prix les conflits, car un tournage est toujours un terrain émotif ou ils sont lourds à porter. En même temps, je crois que j’en ai moins peur qu’avant. J’ai connu de petits conflits avec Serge Bezon [réalisateur de Tip Top] au début de notre collaboration et je n’hésite pas à le dire. Auparavant, je ne me serais peut-être pas autorisée à les avoir et je n’en aurais jamais parle ! Maintenant, je m’en fiche un peu. Je suis prête a affronter les discussions, dès lors qu’il y a de l’intelligence en face. Elles sont parfois roboratives, voire régénérantes. Les comédiens peuvent être soumis à tout, jusqu’à ce que leur liberté soit menacée. Mais c’est évidemment un sentiment très subjectif.

Dans la dernière partie de Tip Top, vous lapez les gouttelettes de sang qui s’écoulent de votre nez après un épisode sexuel agité avec votre époux. Vous aimez les rôles qui convoquent une certaine folie ?

J ai parlé à une chèvre chez Hong Sang-soo. C’est assez peu courant. Les cinéastes peuvent projeter de la folie sur moi, cela ne me dérange pas du tout.

Même si vous avez tourné a plusieurs reprises avec Chabrol, Jacquot ou Haneke, vous avez toujours réussi à ne pas être vue comme une égérie ou comme la “prisonnière” des réalisateurs. Comme si vous étiez constamment parvenue à vous échapper.

J’ai eu la chance de connaître une grande variété d’expériences. Comme j’ai tourné beaucoup de films, cela finit par tracer un fil conducteur dont je serais la seule instigatrice. La quantité renforce le sentiment de mainmise qui peut émaner de ce que je fais. C’est à la fois conscient et ça ne l’est pas du tout. Bien sûr, je suis responsable du nombre de films que j’ai tournés, de mes envies et de mes choix… Cela dit, on vous prête toujours beaucoup de force et de pouvoir, mais chacun sait que c’est un peu plus compliqué que ça.

Vous n’avez jamais l’air de traverser un film de manière anonyme ou lasse. Comment y parvenez-vous ?

ll suffit que quelqu’un s’intéresse à vous pour que cela arrive. Je crois que l’acteur ne vit que de ça, du désir, presque de l’amour qu’on lui porte. C’est une forme d’élection. On a l’impression d’être élu par quelqu’un qui s’intéresse vraiment à votre personne. Au fond, c’est ce qu’on recherche, le plus souvent possible, le plus loin possible. Ensuite, on essaie de raconter son histoire au sein de l’histoire d’un autre. C’est un peu l’idée. J’ai eu la chance de tourner avec des cinéastes qui s’intéressaient à moi.

Abus de faiblesse de Catherine Breillat – Sortie le 12 février