«La Mort aux trousses», Rushdie se raconte sur Arte

«La Mort aux trousses», Rushdie se raconte sur Arte

Images d’archives. Un livre brûle, brandi par une foule en furie. Une voix off s’élève : «Qui aurait pu croire qu’au XXe siècle on pouvait être condamné à mort pour un roman ?» On est en 1988, treize ans avant les attaques terroristes du World Trade Center revendiquées par le groupe Al-Qaeda. Le roman du scandale s’intitule les Versets sataniques et son auteur, un Britannique d’origine indienne du nom de Salman Rushdie, ne sait pas encore que sa vie ne sera plus jamais la même. Certes, son nom va être connu dans le monde entier, mais il va devoir vivre plus de dix ans reclus, sous un faux nom et sous protection policière. Il va changer 56 fois de domicile et faire l’objet d’une vingtaine de tentatives d’assassinat. Certains de ses traducteurs seront poignardés ou agressés pour avoir osé travailler sur son texte. Pourquoi tant de haine ?

Les Versets sataniques est un roman foisonnant qui mêle exil et critique d’un fondamentalisme musulman dont très peu perçoivent alors le danger. Dans ce livre de plus de 500 pages que Rushdie a mis cinq ans à écrire, des prostituées prennent les prénoms des femmes du Prophète et l’on trouve même un imam exilé qui, après une révolution dans son pays, revient pour dévorer son peuple. On reconnaît dans ce personnage l’ayatollah Khomeiny qui, le 14 février 1989, édictera une fatwa appelant tous les musulmans à exécuter l’écrivain pour ses «propos blasphématoires» envers l’islam. «Beaucoup ont dit que c’était un livre prémonitoire, explique Rushdie à William Karel dans un documentaire diffusé le 13 novembre sur Arte dans le cadre d’une thématique sur les Grands Romans du scandale et que Libé diffuse en exclusivité sur son site à partir de ce mercredi. Mais il disait juste ce qui était en train de se passer [dans le monde musulman, ndlr] à une époque où personne n’y attachait d’importance.»

Domination.
Qui est Salman Rushdie ? Il est né à Bombay en 1947, deux mois avant la fin de l’empire britannique, dans une famille musulmane non pratiquante. «Mon père aimait à raconter que c’était ma naissance qui avait poussé les Anglais à partir», s’amuse-t-il. Son père, toujours lui, raconte à ses enfants des contes de fées indiens et aussi les Mille et Une Nuits. «Cela m’a donné envie de lire plus tard le texte original qui m’a beaucoup inspiré.» Le jeune Salman n’a aucun doute sur son avenir : il sera écrivain. A 13 ans, il est envoyé en Angleterre pour étudier. Il y découvre le froid, la pluie mais aussi le racisme. Diplômé du secondaire en 1968, il entre dans une agence de pub pour gagner sa vie et avoir les moyens de se consacrer à l’écriture. Mais rien ne vient ou alors du mauvais. Ses manuscrits sont refusés. Il publie un premier roman qui est un échec. «Il fallait que je m’interroge pour savoir ce que j’avais envie d’écrire. Et j’ai compris : c’était le monde d’où je venais, l’Inde.» Il regagne son pays natal, y séjourne six mois et, de retour en Angleterre, écrit d’une traite les Enfants de minuit, qui raconte la première génération née en Inde après la domination coloniale. Il voit ce livre comme sa dernière chance de devenir écrivain. Si ça ne marche pas, il arrête. Le roman est un succès planétaire, vendu à plusieurs millions d’exemplaires et traduit dans cinquante langues. Il a 34 ans. «Ce livre a changé ma vie.»

Quand il entame l’écriture des Versets sataniques, il sait qu’il va se mettre à dos les conservateurs religieux. Mais il n’imagine alors pas à quel point. «Je sentais que c’était mon livre le plus ambitieux», raconte-t-il à William Karel. Il est prévenu de la fatwa lancée par Khomeiny un peu par hasard. «J’étais chez moi, à Londres, quand le téléphone a sonné, se souvient-il. Une journaliste de la BBC me de mande quel effet ça me fait d’être condamné à mort. J’ai répondu un truc stupide du style :”Je n’aime pas trop ça.” Mon premier réflexe a été de courir dans la maison pour verrouiller toutes les portes et fenêtres comme si cela allait suffire à me protéger.» Les autorités britanniques prennent immédiatement cette fatwa au sérieux. En vingt-quatre heures, Rushdie bénéficie d’une protection policière et entre dans la clandestinité. On lui demande de se choisir un nom d’emprunt, ce sera Joseph Anton. Le premier en hommage à Joseph Conrad, le second à Anton Tchekhov. «Ce choix ne devait rien au hasard. Conrad excellait à décrire l’univers du secret. Quant à Tchekhov, c’est le grand maître de l’isolement et de la solitude. Je me suis dit que ces deux-là ne seraient pas de mauvais anges gardiens.»

Attentat.
Très révélatrices sont les réactions des pairs de Rushdie, les écrivains, à cette menace de mort. Quand une grande chaîne de librairie britannique décide de retirer les Versets sataniques de la vente, Stephen King la menace de ne plus jamais lui donner ses livres à vendre, et la chaîne revient sur sa décision. Mais John le Carré, Roald Dahl, Cat Stevens (converti à l’islam) et même le prince Charles, ne se manifestent guère par leur esprit de solidarité, considérant plus ou moins que Rushdie l’a bien cherché et que la liberté d’expression a des limites. En gros, ce que beaucoup diront, vingt-six ans après, quand Charlie Hebdo sera l’objet d’un attentat meurtrier. Karel a passé une semaine avec Rushdie à New York, où vit l’écrivain. Même s’il a été anobli par la reine d’Angleterre, il se sent plus libre aux Etats-Unis dont il a obtenu la nationalité. Karel garde un beau souvenir du tournage. «L’homme est très drôle, sympathique, il parle de tout, admet qu’il n’est ni croyant, ni pratiquant. Pour lui, les Versets sataniques n’est pas un chef-d’œuvre, mais un livre très important. Il ne regrette rien.»

Salman Rushdie a une autre passion, le cinéma. Quand il était reclus, il regardait en boucle les films de François Truffaut, Jean-Luc Godard, Federico Fellini. Et aussi d’Alfred Hitchcock. D’où le titre de ce documentaire, la Mort aux trousses.

Alexandra Schwartzbrod