Lettre ouverte de Philippe Madral à Télérama

Lettre ouverte de Philippe Madral à Télérama

Madame Sophie ROSTAIN
Télérama
36, rue de Naples
75378 Paris cedex 08

 

Mercredi 19 octobre 2004
Madame,

J’ai eu le plaisir de lire dans le numéro de Télérama paru aujourd’hui que vous aviez beaucoup apprécié le téléfilm “Clochemerle“, adapté et dialogué par mes soins du roman de Gabriel CHEVALIER et réalisé par Daniel LOSSET.

J’en suis très heureux et je vous en remercie.

Je suis beaucoup moins heureux de la façon dont vous présentez les choses en m’ignorant totalement comme auteur de l’adaptation et des dialogues. Mon nom est pourtant très clairement précisé au générique du film et je pense que le Service de presse de France 3 vous en aura lui aussi informé. J’ai même écrit un court article présentant mon travail et les options personnelles que j’avais prises par rapport au roman.

Je peux vous préciser qu’il n’y a pas un mot de Gabriel CHEVALIER dans les dialogues que j’ai signés, dont ceux que vous avez la bonté de citer.

Il y avait aussi dix autres angles d’attaque possibles pour adapter ce roman. L’histoire que vous avez vue à l’écran est purement et simplement l’option que j’ai prise. Certains caractères des personnages et beaucoup de leurs rapports sont même totalement inventés par moi. Quant à la “modernité” des caractères que vous avez l’amabilité de souligner, à quoi croyez-vous qu’elle soit due ?

Vous savez pourtant que ce ne sont ni les comédiens ni le réalisateur qui écrivent le scénario et les dialogues d’un téléfilm, mais à vous lire, on dirait le contraire.

Je ne prendrais pas la peine de vous écrire cette lettre, si vous n’étiez pas un journal de télévision qui s’efforce de parler des choses culturelles de façon plus professionnelle et plus intelligente que d’autres. Que certains de ces magazines de télévision ne prennent jamais la peine de citer le scénariste (à l’exception de “Télé 7 Jours” qui le fait toujours pour un téléfilm ou une mini-série), passe encore… Ils ne savent probablement pas que ce personnage existe, ou n’ont qu’une idée très vague du rôle qu’il joue, le croyant sans doute au service d’un réalisateur et lui servant de porte-plume… Mais vous ! C’est désolant. Et c’est loin d’être la première fois que cela arrive dans votre journal, même si, pour les téléfilms au moins, vous vous efforcez généralement de citer le scénariste.

Je ne prendrais peut-être malgré tout pas la peine de vous écrire, si nous ne nous efforcions pas, depuis des années, nous les scénaristes (aussi bien ceux qui sont regroupés au sein du CDA que de l’UGS), de faire reconnaître la part que nous avons dans l’initiation et le développement d’un projet.

Je ne parle donc pas ici seulement en mon nom, mais en celui de mes confrères et de la profession.

Permettez-moi de vous expliquer comment est élaboré un téléfilm ou une série de télévision. Un réalisateur n’entre la plupart du temps en jeu qu’une fois que le scénario a été écrit, dialogué, finalisé et accepté par une production et par la chaîne qui le diffusera. Cela prend des mois de travail et de réunions entre le (ou les) scénariste, le producteur et le diffuseur. En ce qui me concerne, d’après mes expériences, entre six mois et dix-huit mois, parfois davantage ! C’est seulement quand les trois parties que je viens de citer sont d’accord sur un texte définitif qu’on choisit un réalisateur.

En l’occurrence, ce fut Daniel LOSSET, qui est un ami et un complice (il avait déjà réalisé un téléfilm unitaire de comédie que j’avais écrit pour France 3 “Faux frères, vrais jumeaux“), et c’est moi-même, en accord avec le producteur, qui ai souhaité le voir réaliser “Clochemerle“. Je n’ai donc co-écrit ni le scénario ni les dialogues avec lui, ni avec aucun comédien d’ailleurs. Cela n’enlève pour autant rien à son talent de réalisateur, ni à la personnalité qu’il a imprimée au film par le biais de sa mise en scène et de sa direction d’acteurs.

J’en profite pour relever l’extraordinaire abus de langage des journalistes, lorsque vous parlez d’un “téléfilm de X OU Y” (ici, de Daniel Losset). Un téléfilm est une œuvre collective, qui est écrite par quelqu’un et réalisée par quelqu’un. Et sûrement pas : “de”.

C’est un peu déprimant d’être toujours obligé de le rappeler. Je sais que vous n’êtes pas une novice dans ce métier, vous connaissez donc comme moi les conditions dans lesquelles se font les films. Je m’en étonne d’autant plus. Je compte donc sur vous pour prévenir vos collègues et les responsables éventuels autres que vous du dommage que crée cette fâcheuse disparition du “scénariste”. Ne pourrait-on davantage veiller à ce qu’elle ne se reproduise pas ?

Si des contraintes (compréhensibles) de mise en page existent face à un générique trop abondant, ne pourrait-on décider au moins de ne jamais sacrifier les noms du réalisateur et du (ou des) scénariste, qui sont à l’origine et les maîtres d’œuvre du projet, et de tailler ailleurs si c’est nécessaire ?

Ne pourrait-on veiller enfin à ce que, dans les lignes programme comme celle de la page 86, il ne soit pas écrit des contrevérités comme : “Daniel Losset adapte le best-seller de Chevalier…”

Quoi qu’il en soit, merci d’avoir aimé “Clochemerle” et des compliments que vous lui faites. J’essaierai de les prendre aussi pour moi.

En vous priant de croire à mes sentiments qui restent malgré tout les meilleurs,
Philippe MADRAL

PS – J’envoie une copie de cette lettre aux membres de votre rédaction, au Service de presse de France 3, à la Direction de la Fiction de France 3, au CDA (Club des Auteurs), à l’UGS (Union Guilde des Scénaristes) et à DEMD (la production du film), ainsi qu’à un vaste choix dans mon carnet d’adresses. Je demande aux membres du CDA et de l’UGS d’en faire autant, s’ils le veulent, avec leur propre carnet d’adresses.
Je forme enfin le vœu (que je transmets au Président du CDA dont je suis membre) pour que nous consacrions une rencontre entre scénaristes et journalistes de télévision, à l’occasion d’un des “dîners professionnels” que nous organisons régulièrement avec les gens de métier. Ainsi pourrions-nous expliquer encore une fois comment se conçoit et se réalise un téléfilm ou une série télévisée.