ABUS DE FAIBLESSE : LA CINÉASTE ET L’ESCROC, UN DUEL EXPLOSIF

ABUS DE FAIBLESSE : LA CINÉASTE ET L’ESCROC, UN DUEL EXPLOSIF

Il arrive qu’un titre de film soit dûment recensé dans le code pénal. Celui-ci figure à l’article 223-15-2 :
« Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse soit d’un mineur, soit d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur, soit d’une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement, pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables. »

Quelques retentissantes affaires – liées aux noms et aux fortunes subséquentes d’une Liliane Bettencourt ou d’un Albert Uderzo – ont récemment porté ce lamentable délit, ou à tout le moins sa suspicion, sur la scène publique. Il se commet d’ailleurs pour des hauteurs financières plus modestes, comme en atteste le cas personnel de la réalisatrice Catherine Breillat.

Cinéaste du désir, du sexe et de la cruauté, voici presque quarante ans qu’elle tire des salons du cinéma français un plaisir plus mélangé que celui du pur esprit.
Mais la voici victime d’un AVC en 2005. A force de volonté, elle se rétablit lentement, revient à son métier. Le processus, admirable, ne va pas sans souffrance. Son chemin croise ainsi celui de Christophe Rocancourt, aigrefin de haute volée en activité depuis 1989 (du moins hors de ses séjours répétés en prison), qui a fait du gotha international la cible privilégiée de ses escroqueries. Entre le suborneur et la cinéaste, le courant passe. C’est elle qui vient le chercher, pour un film qui n’aboutira pas. Ce qui aboutit, en revanche, dans la poche de l’acteur pressenti, ce sont les 700 000 euros qu’il soutire à la réalisatrice à la faveur de leur relation intime, et qui lui ont valu d’être lourdement condamné.

Une part de mutuel défi entre ces deux grands fauves de la mise en scène entra, on se permet d’en faire l’hypothèse, dans leur relation, au cours de laquelle Catherine Breillat présuma de sa lucidité et de ses forces.

UN GESTE COURAGEUX
Dupée sur toute la ligne, la cinéaste, après avoir tiré un livre de sa pitoyable aventure (Abus de faiblesse, coécrit avec Jean-François Kervéan, Fayard, 2009), en fait aujourd’hui un film. Il faut saluer le courage de ce geste, qui l’expose dans sa déchéance physique comme dans sa faiblesse morale. Il faut, en même temps, reconnaître au film toutes les vertus de la fiction. A commencer par le choix des acteurs, qui dénote, si besoin était, que Catherine Breillat a conservé sa prescience et sa justesse artistiques. Soit Isabelle Huppert dans le rôle de Maud, l’ex-rappeur Kool Shen dans celui de Vilko.

L’intelligence consiste à reconduire dans le casting une différence de nature similaire à celle qui sous-tendait l’histoire vécue. D’un côté, une star du cinéma français doublée d’une professionnelle hors pair. De l’autre, un acteur débutant, venu d’une tout autre scène, et désiré pour cette raison même. La rencontre est explosive. Elle fait s’entrechoquer la personnification d’une bourgeoisie qui expie sa condition par la décadence et la macération et le représentant d’une classe populaire qui fait de la bourgeoise une victime à dépouiller avec un coeur parfaitement sec. En d’autres mots, ces deux-là ont tragiquement besoin l’un de l’autre, tant sur le plan de la lutte sociale que sur celui de la guerre, non moins inégalitaire, du désir.

UN HUIS CLOS SCANDALEUX

Isabelle Huppert campe ainsi une Maud à moitié paralysée, qui n’est pas maîtresse de son corps et ne peut plus faire face à certaines exigences de la vie quotidienne. C’est une femme à la fois autoritaire et diminuée, colérique et fragile, refusant de s’apitoyer sur elle-même et trouvant dans ce compagnon de fortune, qui l’a séduite par son immoralité, un remède à la terrible solitude qu’elle doit affronter.
Kool Shen joue quant à lui la partition, brute de décoffrage, d’un type déterminé et inquiétant, qui saigne à blanc et sans scrupule cette femme dont il sait qu’elle n’a ni le désir ni la force de lui résister. Voilà bien la surprise du film : on s’attendait à un Arsène Lupin de l’escroquerie, au voleur fin et élégant d’un film de Lubitsch, on a ce type épais, brutal, à l’intelligence pénétrante et vicieuse, dont la stratégie se révèle cousue de fil blanc.
Ce que rend donc intelligible Catherine Breillat d’une histoire qui semble échapper à la raison, c’est la simplicité et la cruauté extrêmes de la relation qui liait cet homme calculateur et cette femme désemparée. Elle payait pour l’avoir, il se donnait tant qu’elle payait. Rien de plus, rien de moins. A sa famille, l’admonestant une fois le scandale dévoilé, Maud ne saura rien répondre d’autre que : « Il était là. » C’est sur cet effrayant aveu que Catherine Breillat termine son huis clos scandaleux, farce noire qui violente l’idéalisme, mais force l’admiration.