Dire l’indicible

Dire l’indicible

Dans “la Diaspora des cendres”, William Karel entrelace textes de victimes et de bourreaux pour raconter l’Holocauste. Une œuvre puissante.

Pourquoi avoir choisi de réaliser un documentaire sans commentaire ?

William Karel. Depuis «La Rafle du Vél’d’Hiv… 50 ans après – Opération vent printanier», réalisé avec Blanche Finger, en 1992, j’ai conservé, au fil de mes différents documentaires sur la Shoah, de nombreux textes. Un jour, j’ai eu envie de les rassembler pour raconter dix ans d’histoire, depuis les lois de Nuremberg de 1935 jusqu’à la Libération. Très forts, ils se suffisent à eux-mêmes. Nul besoin d’analyses d’historiens ou de témoignages a posteriori. Ce sont des extraits de journaux intimes, des lettres envoyées par des prisonniers ou jetées du train par des déportés dans l’espoir qu’elles soient trouvées et transmises à leurs familles. Mais aussi des morceaux de carnets de survivants, des écrits cachés des Sonderkommandos [unités de travail dans les camps d’extermination, composées de prisonniers, juifs pour la plupart, forcés à participer au processus de la solution finale, NDLR]… L’idée était de réunir tout ce qui était éparpillé, mémoire de ceux que l’on a brûlés pour les faire disparaître – d’où le titre, emprunté à un chapitre du livre « la Mort des juifs » (2008), de l’historienne Nadine Fresco – et de mettre en parallèle des circulaires ministérielles, notes de service des responsables d’Auschwitz, réclamations à propos de problèmes techniques, lettres de soldats allemands…

A l’origine, il s’agit d’une œuvre purement sonore.

Après avoir mis ces textes bout à bout pour créer une narration chronologique, j’ai demandé à plusieurs comédiens – Mathieu Amalric, Valérie Dréville, François Marthouret, Beulah Borr et les sociétaires de la Comédie-Française Elsa Lepoivre et Denis Podalydès – de les lire. Il s’agissait de les énoncer sur un ton neutre, comme on le ferait pour un rapport d’autopsie, afin de ne pas ajouter de l’émotion à l’émotion. Cela a donné lieu à une émission spéciale de «Fictions/Théâtre et Cie» sur France Culture. Nous avons réalisé le film à partir de ce document radiophonique, avec la même bande-son – même si nous avons dû faire des choix pour réduire la longueur –, que nous avons illustré par de longs plans d’Auschwitz tournés sur place, de jour et de nuit. A cela, nous avons ajouté des photos d’archives et des illustrations de David Olère. Ce peintre juif polonais installé en France, déporté au camp d’Auschwitz-Birkenau, a été employé dans une équipe de Sonderkommandos chargée d’évacuer les cadavres des chambres à gaz. Un témoin majeur qui n’a jamais cessé de peindre ce dont il avait été témoin.

Tous ces textes, qu’il s’agisse de froides notes administratives ou d’écrits bouleversants de victimes, donnent corps, au travers de multiples détails, à l’horreur… Le croisement de ces voix, celles des victimes et des bourreaux, montre en effet combien l’horreur se dissimule, à chaque étape, dans ce qui pourrait parfois sembler insignifiant. Or c’est exactement l’inverse. Une des premières mesures prises contre les juifs, en Allemagne, leur interdisait d’acheter des fleurs ou de posséder un oiseau. A Paris, une note interne demande aux policiers qui viennent arrêter les familles de veiller à bien confiner leurs animaux de compagnie à la concierge de l’immeuble et de couper l’eau de leur appartement. A l’entrée des chambres à gaz, dans le cynisme le plus total, on demande aux déportés de se souvenir du numéro de crochet sur lequel ils déposent leurs vêtements… alors qu’ils ne les récupéreront jamais, bien sûr.

Sur les trente documentaires que vous avez réalisés, ce film est le quinzième consacré à l’Holocauste. Vous semble-t-il fondamental de continuer encore et toujours à documenter cette barbarie ?

Les nazis ont voulu faire disparaître les juifs mais aussi les traces et les témoins de leur disparition. Dès lors, je vois comme une mission de raconter cette histoire pour que l’on n’oublie pas. La plupart de ceux qui ont vécu cette horreur ne sont jamais revenus pour témoigner. Et ceux qui en sont revenus ont eu tant de mal à s’exprimer. Comment confier à leurs familles, amis ou voisins dans quelles conditions abominables les leurs avaient été assassinés ? Et puis on ne voulait pas non plus les entendre. Il ne restera bientôt plus un seul témoin. Il me semble donc indispensable de poursuivre ce travail de mémoire.

A fortiori à l’heure où sévit un certain révisionnisme, comme lorsque Eric Zemmour affirme que «Pétain a sauvé des juifs français» ?

Oui, car comment peut-il affirmer une telle chose ? Il ne s’appuie sur aucune réalité historique. Dans le film, réalisé avant cette polémique, nous citons des documents officiels prouvant que la France a, d’entrée de jeu, eu l’intention de livrer les juifs étrangers puis français. Et c’est ce qu’elle a fait. Le gouvernement de Vichy a même donné aux Allemands ce qu’ils ne demandaient pas : les enfants. C’est bien Laval qui a proposé de les inclure dans la rafle du Vél’d’Hiv des 16 et 17 juillet 1942. Mais malheureusement, Eric Zemmour n’est pas le seul. Quand j’entends parler d’Auschwitz comme d’un camp de concentration et non d’extermination, que j’écoute les paroles du rappeur Freeze Corleone dans son morceau intitulé «Rien à foutre de la Shoah», que je vois proliférer les négationnistes sur les réseaux sociaux qui justifient leur antisémitisme en faisant l’amalgame entre les juifs et Israël… Tant qu’on remettra en cause la vérité, je ne cesserai de revenir à ce sujet et de raconter cette barbarie.

Propos recueillis par Hélène Riffaudeau

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